se soit, au XIXe siècle, accompagnée de la naissance d’un marché de l’art, avec galeries et marchands, sur lequel les artistes étaient réputés libres, cela n’a pas exonéré l’art de toute dépendance, cela en a seulement déplacé et reconfiguré les modes.
Au cours des dernières décennies, en particulier à partir de 1981, l’État a accordé une attention croissante à l’art contemporain, au point que des voix comme celle du philosophe Rainer Rochlitz, l’auteur de Subversion et Subvention (1994), ont redouté que la «subvention» ne vienne briser le potentiel de «subversion» des œuvres.
Or, à moins d’être un ultralibéral fervent (ce que n’était pas Rochlitz, récemment décédé), il n’y a pas lieu de s’offusquer du fait que l’État et les collectivités publiques territoriales soutiennent l’art et les artistes contemporains, parce qu’ils jouent dans la société un rôle de premier plan.
L’art et les artistes contribuent, faut-il le rappeler, au rayonnement du pays, et concourent ardemment à sa force d’attraction — la nostalgie de l’entre-deux-guerres est celle d’une époque où la scène artistique parisienne était le point de convergence des regards et le pôle d’attraction des artistes du monde entier.
Si, comme j’en suis persuadé, l’art et la culture ne sont pas réductibles à la catégorie des loisirs, des activités superflues et secondaires, ou réservées à une élite ; si leur rôle social et économique est certes indirect, en profondeur et à long terme, mais réel et sans doute déterminant ; s’ils servent de pôles intenses de qualité dans une société contemporaine soumise au règne de la quantité, alors il ne faut pas revendiquer moins de soutien public à l’art et à la culture, mais plus de soutien, et surtout un meilleur soutien.
Un meilleur soutien, ce serait d’abord un soutien quantitativement plus important ; ce serait ensuite un soutien qui prendrait en compte la logique et les besoins artistiques eux-mêmes plutôt que leurs effets de pouvoir escomptés; ce serait évidemment un soutien accordé sur la base de critères transparents, d’activités vérifiées et de projets pertinents, sans clientélisme ; ce serait enfin un soutien décidé démocratiquement en dialogue avec tous les acteurs de l’art, dont les artistes bien sûr, et en fonction de grandes directions largement débattues.
Or, il n’est pas certain que l’expertise, le désintéressement, l’impartialité, la transparence et le dialogue prévalent aujourd’hui dans l’attribution des différents soutiens publics aux arts et à la culture. L’expérience, et de trop nombreux exemples, inclineraient plutôt à penser qu’en ce domaine la démocratie républicaine n’est pas la chose la mieux partagée.
Pour tenter d’inverser ce long déficit démocratique et une politique budgétaire terriblement malthusienne, la région Ile-de-France a récemment pris l’heureuse et exceptionnelle initiative d’organiser des ateliers préparatoires à de prochaines assises sur la culture.
Or, le passif et les frustrations pèsent si lourds, et depuis si longtemps, dans les vies, dans les actions et sur les projets, qu’ils affectent les débats qui sont en outre encadrés et colorés par cette réalité têtue : sur un budget culturel de 64,5 millions d’euros, la Région ne consacre aux arts plastiques qu’un million d’euros — c’est dix fois moins que la part allouée au cinéma.
L’immense écart entre les besoins et les moyens disponibles (qui ont pourtant crû au cours des précédentes années) produit dans les débats certains effets caractéristiques des situations de pénurie, en premier lieu l’opposition plus ou moins nette entre ceux qui bénéficient déjà de soutiens régionaux, et ceux qui en sont dépourvus. Cette tension, au demeurant polie, est encore nourrie par cette évidence que les premiers ne sont pas toujours les plus actifs et les plus pertinents.
L’autre phénomène est celui du repli corporatiste, qui a la force d’un cri pour la survie mais la faiblesse de circonscrire la pensée à l’immédiat matériel.
Mais le phénomène le plus éloquent de ces ateliers (au moins à ce stade) aura été l’absence de rêve, et même une sorte d’impossibilité à rêver, à envisager des projets ambitieux susceptibles de créer des dynamiques ouvertes et de déboucher sur des visibilités nouvelles.
Cette posture apparemment paradoxale dans un atelier consacré à médiation et à la diffusion de l’art contemporain est évidemment l’expression d’une certaine sagesse face à la modestie des moyens disponibles. Il résonne également d’une longue expérience d’espoirs et de rêves déçus, autant que de projets dramatiquement stoppés en cours. On perçoit encore dans cette réserve la manifestation d’une conception de l’action artistique plus administrative et gestionnaire qu’inspirée. On dirait surtout qu’une longue période de restrictions, d’assèchement des budgets a, en quelque sorte, tari les rêves et les imaginations.
Cette retenue se traduit par un large refus d’envisager qu’une dialectique féconde pourrait d’un même mouvement mettre en visibilité les œuvres tout en stimulant le travail nécessairement quotidien, obscur et assidu de l’art et des artistes.
Ce refus s’ancre dans le bilan largement négatif que les artistes et de nombreux acteurs parisiens de l’art tirent d’opérations telles que Nuit Blanche dont le coût leur paraît d’autant plus exorbitant (au regard du caractère ponctuel de l’opération, du budget parisien de la culture et des énergies mobilisées) que l’effet d’entraînement escompté, l’impulsion promise, n’ont pas eu lieu. En somme, un coût sans bénéfices artistiques notables.
En d’autres termes, une action dont les effets attendus par les organisateurs ne seraient pas prioritairement artistiques. Comme si l’art contemporain n’était plus qu’un autre moyen de faire de la politique…
On voudrait croire que les Assises de la culture organisées en Région Île-de-France sauront dépasser les clientélismes et créer les conditions pour que s’instaure une nouvelle dialectique du faire et du montrer. Pour que la mise en visibilité des œuvres ne soit plus conçue pour servir de faire-valoir à des intérêts contraire au faire artistique, aux conditions concrètes (matérielles, sociales et financières) de la création.
Il en va de la préservation d’un réseau extrêmement fragile, et de plus en plus malmené, d’artistes. Il en va de la vitalité de l’art contemporain en Île-de-France et dans l’ensemble du pays. Il en va du rayonnement international de la culture française qui mériterait mieux que de belles paroles, de nobles intentions et de beaux spectacles dont les éclats éphémères cachent mal une sombre situation.
André Rouillé.
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Geert Goiris, Rhino in Fog, 2003. Tirage lambda. 100 x 130 cm. Courtesy galerie Art : Concept.