Son titre, « Entropia », installe d’emblée l’exposition au cœur d’un double discours, renvoyant autant à son étymologie grecque, le sens neutre de « transformation », qu’à sa traduction plus négative en thermodynamique, où il désigne la désorganisation d’un système en perte d’énergie. Au cœur d’un dialogue ouvert entre les propositions de Art Orienté Objet, SMITH et Quimera Rosa, qui se contaminent autant au niveau spatial et sonore que conceptuel, la question du vivant est ici posée à partir de fictions expérimentales.
« Entropia » s’ouvre sur la proposition du duo Art Orienté Objet, héraut du bio-art français dont les propositions, aussi plastiques que littéraires, exploitent le potentiel poétique de la pensée scientifique, tout en maintenant un discours écologique bien ancré dans le réel. Tirés d’un travail autour du Rituel du Serpent d’Aby Warburg, le néon Pause et le film Denskraum, dont il est extrait, rappellent la vision prophétique de l’historien de l’art sur la mécanisation du monde à venir et la perte conséquente du sens de la contemplation naturelle. Pause, que l’on voit dans le film alimenté par le champ électromagnétique d’une ligne à haute tension, attire notre attention sur ces énergies invisibles, mais non moins délétères, qui font aujourd’hui notre « milieu » de vie.
Métaphore de l’autorité des énergies artificielles sur les paysages naturels, Pause prend la forme d’un néon séduisant, à la lumière aussi attractive qu’agressive, en concurrence directe avec l’«espace de pensée» vidéoprojeté (traduction de Denskraum, terme employé par Warburg), présentant notamment des espèces d’oiseaux menacées. Comme souvent dans les œuvres du duo, qui se démarque par sa façon d’imbriquer en subtilité les différents niveaux de lecture les uns dans les autres, la pièce multiplie les glissements de sens.
Ainsi si l’on se penche sur la graphie adoptée, une écriture manuelle de type captcha, essentiellement reconnaissable par les hommes, le terme de « pause » acquiert plusieurs significations anthropologiques. Elle qui renvoie d’abord au séjour en hôpital psychiatrique de Warburg et à la méthode en histoire de l’art que cet internement lui a inspirée (extraire les images du flux historique), porte alors un message plus militant sur la nécessité pour l’humanité de ralentir son rythme. Ardents partisans du « slow art », Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin prennent à contrepied la pensée accélérationniste ambiante pour faire d’un moment de répit une invitation à penser la décroissance.
La dernière pièce qu’ils présentent est l’imposante et fascinante installation L’Herbe noire, traduction littérale du russe « tchernobyl » désignant un type d’armoise qui a donné son nom à la tristement célèbre ville. Dans une pièce plongée dans le noir, le duo a disposé une plantation de végétaux en verre d’uranium, irradiant naturellement un vert fluorescent, qui lui donne une apparence magique et artificielle. Renvoyant à l’histoire de ces absinthes (autre traduction du titre dans les langues slaves), l’installation oppose médecine traditionnelle et énergie nucléaire, plantes médicinales et poison industriel, délire psychotique et ambitions de techno-rêveur pour poser le débat de l’anthropocène.
Plus directement inspirée par l’univers de la science-fiction, le projet transdisciplinaire Traum de SMITH (Dorothée Smith) est ici présenté dans toute sa densité plastique, plus que lors de sa première présentation à la galerie des Filles du calvaire. Sur les deux étages supérieurs du centre d’art, SMITH présente un court-métrage, des photographies (dont les superbes thermogrammes tirés sur aluminium), des citations, des figurines androgynes imprimées en 3D, un néon « Traum » (jouant sur le double sens de « trauma » et de « rêve » en allemand), un journal de bord co-écrit avec Lucien Raphmaj ainsi que de faux documents d’archives (costumes, images de propagande, rapports scientifiques, restes matériels…) pour donner corps à sa fiction scientifique.
Ce récit de catastrophe décrit un accident aérospatial, l’opérateur au sol Yevgéni causant involontairement la mort de son ami pilote Vlad K. dans l’espace, et ses conséquences sur l’identité des personnages : le premier enfermé dans un délire post-traumatique, l’autre transformé en constellation. A travers ce conte rétro-futuriste, SMITH fait varier les états pour éprouver la plasticité des identités, entre les matières et les genres, et enfanter des « créature(s) du désastre née(s) des confins » (extrait du film).
La jeune plasticienne, qui n’en est plus à son coup d’essai, affirme ses marqueurs formels et décline ses techniques (caméra thermique, film au drone…). Son style froid et nordique, nourri des cultures scandinave et soviétique, mêlant iconographies astronomique, médicale, littérature et architecture moderniste, est mis au service d’une esthétique lunaire, plus que jamais tarkovskienne. Si ce merveilleux de glace conserve toujours une part d’onirisme, renforcé par sa collaboration avec le danseur Matthieu Barbin (acteur de cette fiction, il chorégraphie la version scénique du projet), on est désormais bien loin des candeurs adolescentes des débuts.
SMITH installe ici la scène d’un monde tout en contrastes, qui relève le défi de figurer la pathologie traumatique : entre pénombre et éclats lumineux, la scénographie reconduit l’opposition entre le trou noir de la galaxie (le devenir de Vlad) et le trou blanc décrit par la psychanalyse (la tentative de résilience de Yevgéni). Mâture et fine, cette œuvre continue de surprendre par son inventivité formelle et l’effervescence de sa production imaginaire.
Installé au rez-de-chaussée, le laboratoire mobile de Quimera Rosa (littéralement la « chimère rose », monstre queer), duo franco-espagnol, se présente comme un espace de travail plutôt qu’un dispositif d’exposition. Sans indication, ni cartel, il dispose à vue documents de recherche, bac de culture biologique, kit de tatouage, échantillons de peaux tatouées ou de cellulose bactérienne. Le projet conçu pour « Entropia », travaillé à vue durant toute la durée de l’exposition, expérimente les moyens d’un devenir-plante des deux artistes. Sa proximité immédiate avec les œuvres d’A.O.O. [Art Orienté Objet] ne peut empêcher de penser à une de leur pièce-signature, Que le cheval vive en moi.
A la différence des premiers toutefois, le duo, autodidacte et proches des milieux alternatifs, se penche sur le biohacking et les questions relatives au genre. Après l’implantation d’une puce, ils ont, durant leur résidence, travaillé à élaborer une technique de tatouage à la chlorophylle, artificielle et naturelle, prémisse à un travail plus approfondi sur l’injection en intraveineuse. Leurs recherches ont abouti à une séance de rituel baptismal, entérinant le changement de nom d’un des membres du duo.
Expérimental et engagé, le projet s’interroge sur la portée politique de la question végétale, notamment l’appropriation des savoirs phytologiques (appropriation industrielle des graines, réduction de la biodiversité), en la croisant avec celle de la transition identitaire. Avec « Entropia », Transpalette marque un peu plus sa singularité dans le paysage des centres d’art ; une exposition aussi singulière et prospective que le lieu qui l’accueille, un laboratoire pour nouvelles formes de vie à qui l’on souhaite encore de nombreuses régénérations.
Œuvres
Smith, Art Orienté Objet, Quimera Rosa
SMITH, Thermogrammes, 2015-2016. 8 tirages photo et thermographiques sur aluminium. Formats divers,
SMITH, Photographies, 2015. 10 tirages photo encadrés. Formats divers.
SMITH, Les Intriqués, 2015-2016. Série de 7 sculptures 3D sur table lumineuse. 35cm de hauteur chacune,
Table comprenant les “restes” de Vlad et son vaisseau, métal, porcelaine, matériaux divers, dimensions variables, 2016.
SMITH, Néon, 2015. Titre en néon blanc. 30 x 100 cm
SMITH, Série de 4 vidéos HD, 2015.
SMITH, Traum, 2015. Court métrage, 20 mn
Art Orienté Objet, L’Herbe noire, 2016. 250 x 600 cm
Art Orienté Objet, film Denksraum, 2015
Quiméra Rosa, Transplant, projet en cours, 2016. Laboratoire. Kit de tatouage, cultures de cellulose, chlorophylle.