Jacques Damez
Entre[z] libre!
L’image se forme sur l’absence de la chose, elle en est la suite: ombre décalquée de la réalité, elle suppose une distance séparatrice pour éviter la confusion dans le contact. C’est un contact des écarts où rien n’apparaît, excepté le renversement du temps qui nous renvoie à la présence de cette fascinante ombre. Ombre aveuglante qui oblige à voir l’incessant et l’interminable dans une vision qui n’en finit pas.
Être fasciné me dissocie du réel pour me plonger dans l’éloignement exorbitant de la profondeur tapie derrière l’image, profondeur infinie et pourtant absolument présente où s’abîme le nu. La photographie n’est pas la chose, elle ne l’exprime ni ne la signifie, elle est sa nudité; l’acte qui la dépouille, qui la recouvre pour en faire le voile même, ce voile où s’anéantissent les apparences, où se dénouent les secrets.
Cette révélation n’est pas la simple levée du voile mais plutôt la preuve, la vérité qui adhère au sujet, son imminence; c’est le passage de la sensibilité à la sensation, c’est la composition du réel qui est l’opposé de son moulage et de ses apparences analogiques. Cette nudité qui, comme la voix blanche du beau, ne signifie rien et nous transperce précisément pour cette raison: l’absolue présence qui ébranle tout, renverse tout, qui d’un coup ouvre l’intime obscurité.
Il est troublant de savoir que selon la neurophysiologie de la vision, l’absence de lumière active une série de cellules, à la périphérie de la rétine, appelées off-cells, lesquelles entrent en activité et produisent cette espèce particulière de vision que nous nommons l’obscurité. L’obscurité ne serait donc pas une simple absence de lumière, une non-vision, mais une perception rétinienne: le résultat de l’activité des off-cells.
Pour moi photographier est la possibilité d’enregistrer les images de l’ombre, celles enfouies dans mes cellules off-cells. C’est une archéologie du présent que je ne peux pas voir, qui reste obscure, une hantise: ce qui hante n’est pas une vision irréelle, c’est l’inaccessible, ce qu’on ne trouve pas, qui ne se laisse pas éviter, à quoi l’on n’échappe pas. L’image fixe est sans repos, elle ne pose, n’établit rien; sa fixité est la déposition de ce qui demeure, elle n’est pas commencement, mais recommencement, elle fait apparaître ce qui disparaît dans l’objet.
Pour moi la photographie est une ressemblance sans modèle, elle ne reproduit pas, elle produit. Son seul sujet est l’état d’âme du photographe. Les états d’âme ne sont ni des notions, ni des concepts, ce sont des formes visibles qui trouvent sur la surface des papiers le support de leur présence: une montée depuis le fond, le paraître des images en attente qui me hantent. La couleur du noir et blanc, la brillance, la matité, le satiné des papiers sont avec les formats la matière des tirages. Tout est là pour déposer un peu de temps à l’état pur. En celui ci, tout devient image plus mystérieuse que la pensée, appelant une profondeur irrévélée.
C’est à l’intérieur de ce point intime qu’il me faut arriver par un mouvement très hasardeux, me porter vers l’extrême limite comme la voix de la cantatrice qui, sans céder, continue là où on ne peut plus continuer, où tout commence. Ce lieu si mince est le nu.
En effet le nu, sans relâche, se met à nu et lutte avec sa fragilité, avec la peau de son secret. Cette surface exposée est posée hors d’elle, à fleur de peau, là où le corps se fait image, où il sort de lui, où il s’excède. Le nu est un lieu sans confin, ni positif, ni négatif, c’est l’espace du doute et du silence, du secret et du caché, il ne se regarde pas, il opère sur nous une prise de vue. Le nu dérange: comment le regarder? A quel titre sommes-nous là ? De quel droit? Quel jugement porter?
Être contemporain, c’est la recherche de cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent, son «ici», cette ombre portée du passé, son «alors». Ce n’est pas un plaisir esthétique ou auxiliaire de la culture, c’est parcourir la réalité du temps pour l’éprouver comme espace et lieu vide. C’est chercher cet espace imaginaire qui dispose de ses ressources, et pour cela il faut «entre[z] libre».
Jacques Damez