Présentation
Sous la direction de Marc Perrenoud
Entre l’art et le métier
L’idée de ce dossier thématique, et plus largement de la problématisation sociologique du travail entre l’art et le métier est bien d’aller investiguer aux marges des mondes de l’art, du côté de ce que l’on pourrait appeler le travail indépendant à dimension artistique ou plus généralement le travail créatif où compétence technique objectivable et créativité inspirée sont deux éléments également fondamentaux que doivent parvenir à combiner l’artiste, l’artisan et d’une manière générale tout travailleur institué par l’idéologie néolibérale en petit entrepreneur de sa propre existence.
C’est cette combinaison que les mondes du travail entre l’art et le métier nous donnent à voir, comme en témoigne ce dossier.
A partir de leurs travaux de doctorat respectifs, Anne Jourdain et Flora Bajard ont abordé des terrains assez proches relevant toutes les deux de ce que l’on peut sans doute considérer comme les espaces professionnels emblématiques de l’ambiguïté art/métier: les mondes de l’artisanat d’art; Valérie Rolle, quant à elle, a tiré de sa thèse un texte sur le métier de tatoueur; Eric Darras, enfin, a livré un article sur le tuning automobile, cette pratique consistant à améliorer et à personnaliser des voitures tant pour les performances que pour l’esthétique.
«Il est d’usage de distinguer à la suite de Marx deux grands types de rapport au travail. Avec une nuance linguistique sans exact équivalent en français, la langue anglaise permet en effet d’employer labor ou work selon que l’on se réfère respectivement à un travail aliéné ou à un travail non aliéné.
Dans un article aujourd’hui classique Eliot Freidson évoquait le problème de l’analyse sociologique du travail non aliéné, particulièrement dans les professions artistiques, en se référant notamment à Hannah Arendt et il affirmait l’irréductibilité de l’opposition entre travail «alimentaire» et travail «de vocation», appelant de ses vœux le développement d’une sociologie du travail artistique.
Après un quart de siècle, cette spécialité constitue aujourd’hui une des branches les plus vivaces de notre discipline.
Dans un contexte général de fragmentation du salariat pour aller vers des formes toujours plus «autonomisées» (de fait individualisées), un contexte marqué par l’avènement du régime néo managérial valorisant la créativité, l’adaptabilité, la capacité à improviser, et l’implication personnelle, on sait à présent que la sociologie du travail artistique peut à bien des égards constituer un outil d’exploration efficace, une sorte de miroir grossissant pour scruter le développement des modèles atypiques de rapport au travail et à l’emploi, comme Luc Boltanski et Eve Chiapello ou Pierre-Michel Menger ont pu le montrer.
Toutefois, dans ces nombreux espaces du travail où la critique artiste et l’idéologie charismatique ont été largement intégrées, elles ne se présentent jamais à l’état chimiquement pur.
Ainsi dans les modalités les plus ordinaires du rapport au travail se mêlent en permanence les injonctions néo managériales à la créativité, à l’expression du talent et à la «riscophilie» d’une part, et d’autre part la culture de métier adossée à des traditions, des stabilités, et des «routines heureuses», comme Alexandra Bidet a pu le montrer avec l’une des dernières enquêtes importantes sur cet aspect.
Entre routine choisie et changement subi, nombreux sont les espaces où l’alternative absolue entre work et labor se brouille pour laisser place à une zone d’indétermination.
Alors que Freidson estimait en 1986 que «ceux qui veulent mêler les deux ordres sont considérés comme déviants par leur communauté professionnelle», il apparaît que ces deux ordres sont de plus en plus mêlés dans les formes contemporaines de rapport au travail typiques du «nouvel esprit du capitalisme» : non plus l’art ou le métier, mais l’art et le métier.» (Marc Perrenoud, Editorial. Entre l’art et le métier, l’émulsion symbolique)
Sommaire
— Marc Perrenoud, Éditorial. Entre l’art et le métier, l’émulsion symbolique
— Entre l’art et le métier:
— Anne Jourdain, Réconcilier l’art et l’artisanat. Une étude de l’artisanat d’art
— Flora Bajard, Du travail d’atelier au collectif: l’inscription professionnelle ambivalente des «céramistes-créateurs»
— Valérie Rolle, L’art de tatouer. Des qualités du travail aux qualifications de l’exécutant
— Éric Darras, Un lieu de mémoire ouvrière: le tuning
— Varia:
— Bernard Convert, Lise Demailly, Effets collatéraux de la création littéraire. L’exemple de la science-fiction
— Fiches de lecture:
— Marie Buscatto, Catherine Rudent, L’album de chansons. Entre processus social et œuvre musicale. Juliette Gréco, Mademoiselle K, Bruno Joubrel Paris, Librairie Honoré Champion, 2011
— Anthony Glinoer, Wenceslas Lizé, Delphine Naudier, Olivier Roueff, Intermédiaires du travail artistique. À la frontière de l’art et du commerce, Ministère de la Culture et de la Communication, Département des études, de la prospective et des statistiques, coll. «Questions de culture», 2011.
— Sylvia Girel, Raison présente, «Pour une éthique de la médiation culturelle?», n°177, 1e trimestre 2011 (publiée dans le n˚21 de la revue Sociologie de l’art et sur Lectures)
— Natacha Détré, Images & mirages@nanosciences. Regards croisés. Sous la direction d’Anne Sauvageot, Xavier Bouju & Xavier Marie Paris, Hermann, Éditeurs des sciences et des arts, janvier 2012, 263 pages
— Sylvia Girel, André Ducret, Olivier Moeschler (eds.) Nouveaux regards sur les pratiques culturelles. Contraintes collectives, logiques individuelles et transformation des modes de vie, Paris, L’Harmattan, coll. «Logiques sociales», 2011
— Chloé Delaporte, Olivier Moeschler, Cinéma suisse. Une politique culturelle en action: l’État, les professionnels, les publics, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011
— Résumés de thèses