Une sorte d’épuisement affecte aujourd’hui les dispositifs documentaires. Bien au-delà de ceux de la photographie. Le mythe de l’objectivité et de la transparence du document, et la fable de sa vérité, sont en train de s’effondrer.
C’est en fait le protocole documentaire lui-même qui est en cours de s’inverser dans les images, après avoir connu dans les disciplines historiques de profondes mutations. Alors que l’histoire traditionnelle entreprenait de mémoriser les monuments du passé en les transformant en documents, aujourd’hui, selon Michel Foucault, l’histoire serait inversement «ce qui transforme les documents en monuments» (L’Archéologie du savoir).
Quant à la photographie, les pratiques traditionnelles contribueraient-elles à transformer des monuments en documents, tandis que les images actuelles, notamment numériques, suivraient plutôt des processus inverses allant des documents aux monuments?
Dans cette hypothèses, les images oscilleraient entre une logique monumental — de pérennité, unicité, localisation, originalité —, et une dynamique documentaire de productions plus précaires, multiples, mobiles, reproductibles. Alors que le monument est ancré et élevé verticalement dans un lieu, et d’ordre du symbolique, le document est plutôt horizontal et analogique. Tous les deux s’inscrivent dans une économie générale de la mémoire: l’une de pierre, et l’autre de flux.
Cette inversion qui s’annonce radicale ne s’opèrera qu’avec d’autres dispositifs, d’autres outils, et d’autres postures documentaires que ceux de la photographie aux sels d’argent, c’est-à -dire avec les ressources des réseaux et des outils numériques. Cette inversion actuellement en cours du paradigme documentaire est la raison essentielle de la crise de la photographie-document.
Au temps de l’hégémonie de la photographie-document, au XIXe siècle avec les grandes expéditions, et au XXe siècle avec l’essor immense du photojournalisme, le photographe avait pour mission de sillonner la planète pour convertir en clichés des zones de plus en plus vastes, et des événements toujours plus nombreux, variés, voire dangereux. De repousser symboliquement les regards jusqu’aux confins du monde géographique, social et politique, et d’en dresser un inventaire aussi exhaustif que possible.
Pendant près de deux siècles, à l’époque glorieuse de l’«avoir-été-là », les photographes ont donc constitué cliché après cliché une énorme masse documentaire qui s’est au jour le jour sédimentée dans des archives, qui a été en partie diffusée au moyen de la presse, et qui a permis à chaque individu d’acquérir une certaine vision sur l’état et le cours du monde — sans toutefois que cette vision et ces images ne pussent prétendre incarner une quelconque vérité. Seulement un mixte de connaissance et d’idéologie.
Par les jeux esthétiques des cadrages, des points de vue et des distances, la photographie a servi à sélectionner, à individualiser, à distinguer et à valoriser, bref à transformer en monuments des myriades de choses et d’états de choses du monde — des plus nobles aux plus modestes, des plus grands aux plus petits, des plus hauts aux plus bas. Autant de monuments photographiques édifiés dans l’espace d’un «avoir-été-là », et dans l’acme d’un «instant décisif».
Tous ces faits et choses que la photographie a ainsi esthétiquement élevés, isolés et monumentalisés, elle les a aussitôt, par l’action de l’enregistrement, plongés dans l’ordre du document. Le cadrage et la forme des clichés étant du côté du monument, tandis que l’enregistrement est du côté du document.
Au fil de cette aventure, la société industrielle s’est dotée d’autres dispositifs d’images-documents: le cinéma et la radio, qui n’ont guère concurrencé la mission documentaire de la photographie; mais surtout la télévision, qui l’a dès les années 1970 dépourvue d’une part importante de ses prérogatives.
Aujourd’hui, l’explosion vertigineuse des réseaux numériques et l’essor de la société hypermoderne provoquent une rupture dans les dispositifs d’images, d’information, de communication, de figuration — et dans les processus documentaires.
Il ne s’agit plus, comme au temps de l’héroïque conquête photographique du monde d’élever chaque chose et chaque fait au rang de monument photographique provisoire avant de le constituer en document. Il s’agit au contraire d’affronter des flux massifs, mouvants et grossissants de documents, souvent anonymes (sans auteurs ni origines définis), produits et diffusés par des amateurs (hors des traditions techniques et esthétiques), et de plus en plus fréquemment générés par des dispositifs automatiques (y compris de surveillance), ou par des appareils dépourvus de systèmes de visée (sans contrôle des cadrages et des compositions d’images).
Dans ce monde submergé par l’excès de visuels qui dépasse de beaucoup ladite «civilisation de l’image», partir des faits, des choses, des événements dans le but de les ériger en monuments est devenu difficile, sinon impossible, en tout cas toujours marginal.
C’est ainsi que s’impose la voie contraire qui tente «d’isoler, de grouper, de rendre pertinents, de mettre en relations, de constituer en ensembles», c’est-à -dire de «donner statut et élaboration à cette masse documentaire» (Michel Foucault). Partir donc des documents, et transformer ces «documents en monuments»: une approche archéologique des documents de la société hypermoderne, très loin de la photographie traditionnelle.
André Rouillé
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Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969.