. Les ready-mades et ses déclinaisons qui jalonneront tout le XXe siècle placent les œuvres à l’intersection éminemment problématique de l’art et du non-art.
Le territoire de l’art a longtemps été strictement délimité par des pratiques spécifiques telles que la peinture et la sculpture; par des matériaux tout aussi identifiés que les pigments du peintre ou le bronze du sculpteur; par des normes esthétiques rigoureuses adossées à une tradition forte et à la toute puissance de l’Académie; et par des formes de visibilité attachées aux musées, salons et galeries.
Au cours du siècle écoulé, ce régime d’identification de l’art a été profondément bouleversé avec l’apparition de nouvelles pratiques (performances, installations, etc.), avec l’irruption dans les œuvres d’une multitude de matériaux hétéroclites et prosaï;ques (dont la merde du célèbre Merda d’artista de Piero Manzoni constitue une sorte de point limite), et avec l’évasion de l’art dans des lieux atypiques débordant largement le très désincarné «white cube» moderniste.
Ces ruptures dans les pratiques, les matériaux, les structures formelles, les lieux et les modes de présentation des œuvres ont été si profondes qu’elles suscitent encore le trouble et l’incrédulité, voire de l’hostilité ou de l’indifférence vis-à -vis d’un art contemporain accusé de façon récurrente d’avoir basculé dans le registre du «n’importe quoi».
Après avoir travaillé tout au long du XXe siècle à étendre et distendre du côté du non-art ses territoires, l’art est aujourd’hui perpétuellement menacé de se dissoudre dans le non-art, et contraint ainsi d’avoir toujours à réaffirmer son caractère d’art, son écart par rapport à l’expérience sensible ordinaire.
Faire éprouver aux spectateurs que le supposé «n’importe quoi» n’est pas du «n’importe comment» produit par «n’importe qui» pour être vu «n’importe où»…
A cet égard, la peinture bénéficie d’une sorte de rente de situation. Aussi novatrice et atypique soit-elle, ses matériaux, pratiques, outils et modes de visibilité sont tellement identitaires qu’ils inscrivent sans ambiguï;té ses œuvres dans le champ de l’art.
C’est son confort et sa faiblesse car cette reconnaissance automatique affaiblit dans la peinture la dialectique art/non-art qui, depuis un siècle au moins, travaille et stimule l’art occidental.
Aujourd’hui, «l’art est de l’art pour autant qu’il est aussi du non-art, autre chose que de l’art» (Jacques Rancière). Cette tension art/non-art fait osciller l’art entre deux positions extrêmes : celle qui privilégie l’art au détriment du non-art en accroissant la séparation entre les œuvres et la vie; celle qui, au contraire, situe l’art au plus près de la vie, dans un devenir-vie.
La première posture produit des œuvres hétérogènes aux formes de l’expérience ordinaire; des œuvres dont les formes, par leur singularité, résistent aux formes du monde et singulièrement à celles de la marchandise; des œuvres aussi radicales que celles de Daniel Buren dont les bandes s’inscrivent dans les espaces de la vie et de la ville tout en affirmant vis-à -vis d’eux un écart absolu.
Des œuvres d’apparence aussi réaliste que les séries photographiques (en grand format) de Patrick Tosani se situent elles aussi dans un suspens par rapport à la vie. Les Portraits, les Pluies, les Glaçons, les Talons, les Cuillères, les Géographies (des peaux de tambours) déclinent plus qu’elles ne représentent des objets, qui sont moins des référents de représentations que des opérateurs pour analyser la photographie.
Élémentaires, familiers, voire infraordinaires, les objets ne sont jamais, chez Tosani, choisis pour eux-mêmes, mais comme supports à une analyse en photographie de la photographie. Tosani photographie la photographie du point de vue de l’art, avec et loin des choses du monde (du non-art).
La posture opposée consiste à réduire autant que possible la distance entre l’art et le non-art. C’est éloquemment celle de Rirkrit Tiravanija qui crée des espaces de vie — des zones de repos, des cafés ou des cuisines — dans les lieux mêmes de l’art. Invitant les spectateurs à se reposer, à boire ou à manger, c’est-à -dire à inscrire les gestes et les attitudes ordinaires de la vie dans les œuvres, la galerie ou le musée.
Lieu d’échange et espace discursif, l’exposition est l’œuvre en soi, avec le spectateur pour acteur et matériau. L’hétérogénéité sensible de l’œuvre est là si faible, et la différence entre l’art et la vie si ténue, que l’art tend à s’abolir dans le non-art, proposant une nouvelle expérience sensible, spatiale et temporelle, c’est-à -dire politique.
André Rouillé.
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Andrew Lewis, Poutine en passant, 2005. Tirage numérique contre-collé sur aluminium. 80 x 115 cm. Courtesy Art : Concept, Paris.
Lire : Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.