Depuis plusieurs mois, de Strasbourg à Angers, de Rueil-Malmaison à Avignon, les écoles d’art sont en ébullition parce qu’elles sont confrontées à des menaces de fermetures, de baisses drastiques de budgets, de restructurations intempestives, de regroupements artificiels d’écoles parfois très éloignées, et parce que ces questions affectent directement la pédagogie, l’organisation des études et la nature même de l’enseignement de l’art en France. C’est ainsi que l’École des arts décoratifs de Strasbourg a connu à l’automne dernier une mobilisation importante des étudiants, enseignants et techniciens dans le cadre de la transformation de son statut en EPCC (établissement public de coopération culturelle) en application du protocole européen de Bologne (1999).
Aujourd’hui, c’est à Paris, à l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad), que s’exprime le malaise. Harmoniser, rationnaliser, rentabiliser, telle est la règle qui prévaut désormais dans les écoles d’art.
Alors que les écoles nationales, régionales et municipales d’art sous tutelle du ministère de la Culture délivraient un Diplôme national d’arts plastiques (DNAP) ou supérieur d’expression plastique (DNSEP) après trois ou cinq ans d’études, elles devront bientôt préparer les élèves à des licences et des masters, voire des doctorats, en partenariat avec les universités.
Cette mesure conçue pour harmoniser les formations supérieures au niveau européen, et pour favoriser la mobilité géographique et professionnelle des étudiants et des enseignants, va en fait gravement affecter la singularité de la formation dispensée dans les écoles d’art.
Si, en effet, les enseignements universitaires sont largement théoriques, ou étroitement arrimés à la théorie, ceux des écoles d’art sont au contraire en prise directe avec les matériaux, avec la fabrication d’objets ou de dispositifs, avec l’expérimentation. Les savoirs universitaires sont plus abstraits et conceptuels que ceux des écoles d’art où prévalent les sensations, le corps, et le faire physique et manuel.
C’est cette différence essentielle que le partenariat avec les universités va affecter. Dans les départements d’art des universités, en effet, la théorie prévaut sur la pratique; et les amphithéâtres ou salles de cours, où l’on écoute, sont plus nombreux que les plateaux interdisciplinaires des écoles d’art, où l’on pratique et manipule plus que l’on écoute, où l’on expérimente des formes et des matériaux de toutes sortes au moyen d’équipements parfois sophistiqués et avec l’assistance de techniciens incomparablement plus nombreux que dans les universités.
La logique du rapprochement des écoles d’art et des universités est évidemment plus comptable que pédagogique, car ce rapprochement revient à réduire les temps et les moyens de ce très onéreux couple expérimentation-interdisciplinarité qui devrait constituer le socle de la formation artistique et plastique parce qu’il est le ressort même de la création.
Plus encore, ce rapprochement revient à dispenser aux élèves des écoles d’art un savoir dont ils n’ont pas vraiment besoin, et à les mettre sur des voies qui les détournent de leurs préoccupations artistiques et plastiques.
Créer dans les domaines artistiques et plastiques exige en effet un solide corpus de connaissances théoriques, historiques et techniques. Pour autant, ces connaissances que l’artiste doit assimiler (on ne crée pas dans la méconnaissance!) ne sont pas l’objet de ses recherches qui, elles, s’exercent sur des matériaux physiques que l’artiste élabore, teste, expérimente et constitue dans son atelier et lors de ces séances de plateaux interdisciplinaires si étrangères aux universités.
En fait, le fameux régime administratif d’EPCC imposé aux écoles d’art les condamne, d’un côté, à dissoudre une large part de leur singularité pédagogique dans l’université; et, d’un autre côté, à perdre leur autonomie et leur identité au sein d’associations régionales d’écoles d’art entre lesquelles s’opéreront des redéploiements d’options et de moyens. Des regroupements sont par exemple d’ores et déjà constitués entre les écoles de Strasbourg et Mulhouse, et entre celles d’Angers, Tours et Le Mans — tout cela sans guère d’autre cohérence et pertinence que comptable, et à l’image des redéploiements qui ont lieu dans la santé entre les services hospitaliers.
Enfin, les redéploiements entre écoles, qui vont écarteler les élèves selon leurs options entre plusieurs établissements distants, s’accompagnent de restructurations intempestives des enseignements. A Angers, les trois pôles design, communication et art ont ainsi été rapportés à deux: design d’un côté, communication-art de l’autre. Autrement dit: autonomisation du design qui est directement ouvert vers l’industrie, et association improbable, mais hautement révélatrice, de la communication avec l’art. On valorise les pôles rentables, et l’on fusionne ou partage avec d’autres écoles ceux qui le sont moins… Quant à l’attelage entre communication et art, que peut-il, sinon faire sombrer l’art dans le marché?
Toutes ces questions qui ont déjà agité plusieurs écoles, n’ont pas épargné l’Ensad, qui est pourtant la plus prestigieuse et la mieux dotée de toutes. Une série de débats et d’assemblées générales ont eu lieu à l’Ensad, «28 enseignants, en relation avec les étudiants et les agents administratifs et techniques» (25 janv. 2011) ont publié un texte pour manifester «leur inquiétude face au fonctionnement dégradé» de l’école.
Une nouvelle action, prévue pour durer deux semaines, est engagée sous la forme d’un «Workshop de grève pour repenser la pédagogie». Constitué par un groupe d’environ 90 élèves afin de «créer, d’expérimenter et de discuter ce que pourrait être la pédagogie de l’Ensad aujourd’hui», le «workshop» compte aujourd’hui 130 participants, soit environ un tiers de l’effectif total de l’école.
On est là très loin des revendications corporatistes, ou matérielles. Loin également d’une remise en cause de l’école elle-même. Bien au contraire. Les élèves l’affirment sans ambages: «Nous avons beaucoup de chance d’être à l’Ensad. Après un concours difficile, nous avons le privilège de bénéficier d’un bâtiment incroyable au cœur de Paris, des plus grands noms de la profession comme enseignants et d’un budget colossal».
Terrible contradiction: ces conditions mirifiques débouchent sur l’expression d’un profond malaise des élèves et des personnels de l’Ensad. Car une disjonction criante s’est établie entre les atouts immenses d’un établissement d’excellence aux moyens «colossaux», et la triste réalité quotidienne d’une belle machine totalement grippée.
Les participants au «workshop» dressent le bilan d’un véritable gâchis: «Des enseignements fermés, voire verrouillés, peu de place à l’expérimentation, un fonctionnement obscur de l’école et de ses instances, et des projets parfois très difficiles à mettre en place».
Face au désastre, le «workshop de grève» ne consiste pas à arrêter de travailler, mais à expérimenter des façons de travailler et de gérer autrement, en réactivant les principes pédagogiques, les règles démocratiques et les modes de fonctionnement auxquels n’aurait jamais dû déroger l’école si elle avait su résister aux sirènes de la rentabilisation, du marché, de la concurrence, et du marketing.
Puisque l’école se fige sur des modèles pédagogiques archaïques; puisqu’elle infantilise les élèves au risque de freiner leur épanouissement créateur; puisqu’elle néglige des principes pédagogiques aussi nécessaires pour la création artistique et plastique que l’expérimentation et la transdisciplinarité; puisqu’elle persiste à ignorer les principes d’un fonctionnement démocratique; puisqu’elle hiérarchise les disciplines en fonction de critères extra-artistiques de commercialisation; puisqu’en somme elle ne remplit ni sa mission, ni totalement ses engagements vis-à -vis des élèves; puisque de surcroît elle refuse tout véritable dialogue; alors les élèves ont, sous la forme du «workshop de grève», décidé de «créer pendant deux semaines leur école dans l’école». Une sorte de double pouvoir afin de montrer collectivement, par l’exemple, c’est-à -dire par la création, que leurs demandes sont pertinentes — et possible leur utopie d’une Ensad very happy…
André Rouillé
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