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Enfermer, ouvrir: versions du document

PAndré Rouillé

La pratique documentaire n’est pas l’apanage des photographes, les artistes qui travaillent avec le matériau-photographie produisent eux aussi des documents. Mais les artistes chercheraient de différentes façons à ouvrir le cadre de la photographie auquel les photographes, eux, restent plus volontiers fidèles. C’est leur posture documentaire qui les sépare. Les uns capturent du visible dans ce cadre que les autres ouvrent. Enfermer, ouvrir: deux versions du document, deux modes opératoires, deux rapports au monde, deux régimes de vérités.

La photographie est bousculée comme elle ne l’a jamais été. Évidemment pour des raisons techniques associées à l’essor fulgurant du numérique qui est en train d’écraser à vive allure l’usage de la chimie et des sels d’argent de la bonne vieille photographie — celle d’hier. En raison également des transformations tout aussi vertigineuses des médias et de la communication. Mais pour cette raison encore qu’a désormais volé en éclats l’ancienne exclusion de la photographie des territoires de l’art. Tout semble aujourd’hui se confondre, et les différences s’estomper.
Mais si les photographes et les artistes paraissent se rejoindre après avoir longtemps occupé des positions adverses dans le champ des images, ce n’est que superficiellement. La photographie des artistes reste fondamentalement différente de la photographie des photographes, en particulier de celle, documentaire, des photographes de presse.

Les œuvres photographiques d’artistes présentées à l’exposition «Open frame» du Centre régional d’art contemporain de Sète permettent d’avancer l’hypothèse selon laquelle les artistes chercheraient de différentes façons à ouvrir le cadre de la photographie auquel les photographes, eux, restent plus volontiers fidèles. En d’autres termes: la démarche documentaire des artistes consisterait plutôt à déborder et même abolir le cadre, à en estomper les limites, tandis que les photographes voueraient au cadre un respect scrupuleux, voire fétichiste.
La pratique documentaire n’est donc pas l’apanage des photographes, les artistes qui travaillent avec le matériau-photographie produisent eux aussi des documents. C’est leur posture documentaire qui les sépare. Les uns capturent du visible dans ce cadre que les autres ouvrent. Enfermer, ouvrir: deux versions du document, deux modes opératoires, deux rapports au monde, deux régimes de vérités.

Pour les reporters en particulier, photographier a longtemps consisté à enfermer le visible dans les limites strictes d’un cadre matérialisé par le viseur. Henri Cartier-Bresson, figure tutélaire de la photographie humaniste de l’après-guerre, et auteur à la fois des photographies de l’album Images à la sauvette et de sa préface «L’instant décisif» (1952), a élevé à un haut degré cette façon de découper-enfermer dans le viseur une empreinte de temps («instant décisif»), et une empreinte d’espace géométriquement organisée selon la loi renaissante du nombre d’or.
Cette façon de passer «à la sauvette»; de remplir le viseur de temps, d’espace et de géométrie; et d’en matérialiser la ligne de coupe sur les épreuves au moyen d’un cadre noir, servent de base au régime de vérité de la photographie de reportage d’Henri Cartier-Bresson et de ses nombreux émules.

Les artistes qui, dès le début des années 1980, adoptent la photographie comme matériau, l’abordent d’une tout autre façon: non pas à partir d’une culture du document d’information et de communication chargé de la mission de témoigner des événements du monde, mais à partir d’une culture nourrie des arts moderne et contemporain qui n’ont cessé, au cours du XXe siècle, de critiquer et de déconstruire les pratiques et les œuvres.
Les interrogations sur les sens et fonctions esthétiques et idéologiques du cadre, mais aussi sur les places et dimensions des œuvres dans l’espace, telles que les ont notamment menées en peinture les avant-gardes, font partie intégrante des savoirs et des modes de faire et penser des artistes. Mais pas des photographes.

Parce que les photographes sont héritiers d’une culture pratique de l’usage consistant à produire des images pour figurer-documenter le monde, les choses ou les états de choses, ils utilisent généralement le dispositif photographique comme un outil sans toujours en interroger les effets; ils adoptent pour leurs images des dimensions physiques et des modes et lieux de visibilité relativement uniformes, très marqués par les standards de la presse d’information. Plus dénotatif qu’expressif, le document photographique est plus orienté pragmatiquement vers le remplissage que vers la critique ouverte de ses protocoles réputés être d’une neutralité mécanique et fonctionnelle…

Il en va différemment chez les artistes qui, lorsqu’ils s’emparent de la photographie, restent largement étrangers à sa tradition documentaire. Pour eux, donc, les images photographiques ne signifient pas seulement par ce qu’elles montrent, mais aussi par tous les éléments de leurs protocoles de production, de diffusion et de monstration.

S’agissant d’ouvrir le cadre, une immense photographie murale (3,51 x 7,50 m) d’un dôme de ski intérieur (Armin Linke) est, à l’exposition «Open frame», collée à même le mur et à ras du sol, de façon à créer l’illusion que l’on peut rentrer dans l’image et monter sur la piste qui arrive jusqu’à nos pieds.

En face, quatre longs (0,75 x 3,20 m) et rigoureux panoramas en noir et blanc d’Anne-Marie Filaire tentent, avec les moyens de la photographie canonique, de saisir quelque chose de l’état d’enfermement et de tension qui règne entre Israël et la Palestine.
Au lieu de figurer les scènes de violence que reproduisent à l’envi les magazines d’information à grand renfort d’«instants décisifs», au lieu de cris et de fureur, les panoramas d’Anne-Marie Filaire sont vidés de gens, d’actions, de mouvement, suspendus dans un temps faussement immobile.
Le mur israélien qui détruit de fragiles équilibres, qui lézarde et mutile le territoire, qui enferme et divise les populations, est là dans sa silencieuse et redoutable insistance. Comme l’est, sur un autre panorama, l’espace vidé d’un ancien checkpoint désormais fermé aux populations dont l’absence creuse, là aussi, intensément l’image.
A la réalité silencieuse et froide du pouvoir, à son implacable inclination à verrouiller l’espace et à geler le temps, Anne-Marie Filaire a opposé une indéfectible obstination. Elle a photographié les mêmes endroits à de multiples reprises, et constitué ainsi une archive de l’état et de l’évolution des forces. Et de ces sédimentations d’espaces-temps, elle a tiré des présentations horizontales sous la forme de panoramas composés chacun de quatre vues raccordées.
En faisant ainsi artistiquement dériver les protocoles de la photographie-document, sa démarche rend sensible la domination et les tensions politiques qui agitent sourdement le territoire.

Autre exemple où l’art fait sauter les verrous de la photographie pour faire advenir des visibilités et produire du sens.
Dans la série «Esclavage domestique», Raphaël Dallaporta divise verticalement chacun des cadres en deux parties égales: à droite, une photographie volontairement banale de façade d’immeuble; à gauche, le texte d’un témoignage d’employée de maison africaine, à chaque fois différente, qui a été soumise durant de longs mois à l’état d’esclave par ses employeurs — lesquels, finalement poursuivis par la justice, n’ont écopé que de très modérées sanctions…
Par delà leur dimension explicitement sociale et morale, les œuvres procèdent à une sévère critique de la puissance informative du document photographique qui bute sur la surface des choses, et reste aveugle à la réalité (en l’occurrence dramatique) qu’elles recèlent.

Pour surmonter sa cécité congénitale qui l’accroche aux apparences, la photographie a ici besoin de texte, là de protocoles esthétiques particuliers, ailleurs de mises en espace singulières, et souvent d’infinis alliages avec d’autres matériaux et d’autres pratiques.
Ce n’est qu’en sortant des carcans du document canonique, de la fausse naturalité et universalité de ses protocoles, que la photographie retrouve sa force signifiante. Briser les cadres pour ouvrir les regards et déverrouiller les stéréotypes visuels: «Il y a donc bel et bien quelque chose à construire, note Bertolt Brecht, quelque chose d’artificiel, de fabriqué» — et non quelque chose à simplement enregistrer…

André Rouillé

Conçue par Joerg Bader et Noëlle Tissier, l’exposition «Open frame» est présentée au Centre régional d’art contemporain de Sète en deux volets: du 25 février au 10 avril, puis du 22 avril au 12 juin 2011.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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