Commençons par la fin. La dernière « séquence », comme disent de nos jours les hommes politiques, est, certes, très réussie, scénographiquement et spectaculairement parlant. Mais ce n’est pas pour autant la plus forte, d’un point de vue esthétique. Car, nous semble-t-il, il convient de dire adieu au public au point culminant d’un show -— le travail choral sur la chanson d’un folk-singer américain étant, selon nous, en l’occurrence, ce qu’il y a de plus intense, le moment-clé ou le climax de la pièce.
Le texte, dit par deux comédiens étonnants ou bien par le reste de la troupe (trois danseurs : un homme et deux femmes), est intéressant, clair et plutôt bien tourné. Il fait, qui plus est, sinon rire aux larmes ou aux éclats, du moins sourire. Il faut dire que le thème qui est traité, le sommeil et/ou le rêve, ne l’est pas très sérieusement — même si la chorégraphe s’est inspirée de recherches scientifiques récentes et a fait appel à des conseillers spécialisés afin de « traduire chorégraphiquement et théâtralement le rythme et la structure des phases du sommeil ». Encore moins tragiquement. On est dans ce que Marion Lévy appelle « un laboratoire intime » mais, aussi, dans l’extravagance. Et, parfois, dans la poésie. À ces endroits et moments-là , la danse elle-même devient songe.
Les dizaines de visiteurs dont nous étions en juin 2006, convoqués par petits groupes pour assister à des performances privées, presque clandestines, données dans des chambres de l’Hôtel Lutétia, spectateurs passifs, malgré la déambulation, comme ceux du film Le Sang d’un poète de Cocteau, avaient eu en primeur une idée de ce que cherche la chorégraphe : « partir du scientifique pour aller vers le poétique ». Telle est, du reste — pour ne pas dire « en somme », la démarche de Lautréamont.
Ce en quoi ce spectacle, surtout le finale en bacchanale dont nous avons déjà causé, relève du surréalisme, la « science des rêves », dévoilement freudien de l’inconscient qui avait, comme on sait, vivement intéressé André Breton. Les dialogues de la pièce : « Endors-toi. Là . Endors-toi je te dis (…) Endors-toi. Faire l’amour pour faire l’amour pour faire l’amour pour faire l’amour (…) Dors. C’est bien. Endors-toi, je te dis », font songer, si l’on peut dire, aux monologues intérieurs du couple mal à l’aise, sur les nerfs, constamment en position inconfortable, en mauvaise posture, dans la séquence érotique du film L’Âge d’or que l’on peut revoir sur Youtube : « As-tu sommeil ? – J’allais dormir. – Où se trouve le bouton pour éteindre ? – Au pied du lit. Tu me fais mal avec ton coude. – Approche ta tête : ici, l’oreiller est plus frais. – Où se trouve ta main ? Je suis bien comme ça. Restons assis. Ne bouge pas. – As-tu froid ? – Non. Je tombais. – Il y a longtemps que je l’attendais. Quelle joie, quelle joie d’avoir assassiné nos enfants ! – Mon amour, mon amour, mon amour, mon amour, mon amour, mon amour ! ».
Marion Lévy à aussi voulu transcrire, à sa façon, « les mouvements infimes qui accompagnent notre sommeil -— saccades, sursauts, relâchements et lourdeurs du corps — et (…) l’extrême activité cérébrale visible lors de l’enregistrement polysomnographique. » Sa danse veut ainsi traduire ou rendre palpables un certain nombre de notions médicales : décrochage du sujet, ondes hyper-abruptes, syndrome des jambes sans repos, narcolepsie… La part d’animalité qui anime rêves et cauchemars est rendue par le comédien-mime assez surprenant, costaud et courtaud, « zoomorphe », Cyril Casmèze, qui a fait ses classes aux cirques Archaos et Plume.
Le décorateur a recouru au blanc clinique, à connotation hygiénique, de HP (le solo agité ou « habité », en tout cas convulsif, du barbu chenu David Lerat rappelle la chorégraphie Les Algues de Janine Charrat qui se déroulait dans un asile psychiatrique), celui des spas de palaces comme l’Hôtel Scribe, par exemple, celui qui facilite aussi toutes sortes de « projections ». Le texte vient quelquefois s’imprimer en arrière-plan. Une jolie nurse, de blanc vêtue, le regard malicieux, l’air entendu, Aude Léger, pour ne pas la nommer, aide à faire avaler la pilule pédagogique du discours médical. La mobilité des cloisons en papier peint clair n’ajoute, en l’état actuel des choses, rien à l’entreprise, si ce n’est vers la fin, lorsque le mur du fond dévoile un immense drap en forme de toboggan sur lequel finira par s’endormir la gracile Jung-Ae Kim.
En quelques tableaux minutieusement mis au point avec un soin extrême (le solo du début, la danseuse la tête prise dans la toile d’araignée d’un « labyrinthe mental », les mouvements entravés, contraints, contrariés par des « liens » solides), le souci du détail (pour certains, c’est ce qui fait le style), Marion Lévy nous livre sa conception chorégraphique singulière, prouve au passage qu’elle ne s’est pas endormie sur ses lauriers depuis la précédente version de son œuvre et, surtout, nous révèle une magnifique interprète dont on reparlera, c’est sûr : Aline Braz Da Silva.
Pour une fois, l’image est intelligemment employée. Au Lutétia, la chorégraphe jouait avec son double, sorte de corps astral, avec des surimpressions et autres effets de décalage ou de déphasage. Ici, avec délicatesse, la danseuse stellaire Aline Braz Da Silva se dédouble par son simple reflet spéculaire, à l’aide d’un dispositif vidéographique (= caméra plongeante) proche de celui de la Danse russe de Méliès ou du Kiriki de Chomon et/ou Decouflé.
Avant d’aller se coucher, on a le loisir d’ausculter les « oreillers gardeurs de rêves » qui sont « installés » dans le bruyant hall d’entrée, ou de sortie, du studio de Chaillot. Qui n’a un jour, ou une nuit, écouté les ondes avant de s’endormir ?
Horaire : 20h30
— Conception et chorégraphie : Marion Lévy
— Textes : Fabrice Melquiot
— Scénographie, lumière : Julien Peissel
— Costumes : Hanna Sjödin
— Complicité artistique : Aude Léger
— Assistants : Johanna Silberstein, Matthieu Roy
— Direction technique, son : Joachim Olaya
— Collaboration scientifique : Maxime Elbaz, Damien Léger (Centre du sommeil de l’Hôtel-Dieu)
— Interprétation : Aline Braz Da Silva, Cyril Casmèze, Jung-Ae Kim, Aude Léger, David Lerat