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En marchant

Muriel Enjalran. Hamish, vous avez participé à la Biennale de Belleville à travers une marche solitaire le 11 juillet 2010 à Paris et la production d’une photographie qui lui est attachée. Est-ce la première fois que vous pratiquez une marche dans Paris intra-muros?
Hamish Fulton. Oui, j’avais déjà marché entre Chamarande et Paris en 2003 avec un groupe d’étudiants mais jamais dans Paris même.

Pouvez-vous nous dire quel a été votre parcours et comment vous l’avez préparé?

Hamish Fulton. Pour toutes les marches que j’ai faites, notamment celles que j’ai faites en montagne, les distances étaient appréciées en mètres à part aux Etats- Unis. Il est intéressant à cet égard de confronter mon pas, mon allure que le relief fait varier – il peut être en effet plus petit ou plus grand – au point zéro, une référence pour le calcul des kilomètres. Hier j’ai donc parcouru quelque chose comme 4116 pas pour aller sept fois du point zéro au mètre étalon et revenir au point zéro. J’articule ainsi ma marche à un système de mesure existant, à un point dont on se sert pour calculer des distances que l’on parcourt habituellement en voiture.
La marche que j’ai réalisée est bien sûr singulière par rapport à celle que pratiquent les touristes qui s’arrêtent régulièrement dans ce quartier pour regarder autour d’eux, se parler…
Quand on fait plusieurs fois le même parcours, son appréhension change au fur et à mesure. Je n’ai en effet jamais retrouvé les mêmes touristes pendant cette marche, seuls les cafetiers ou SDF restent aux mêmes endroits. On peut penser que personne ne l’a réalisée sept fois, je ne peux pas le prouver mais avec la marche, il y a des chances que je sois le seul et le premier à avoir réalisé cela.

Parlez nous de ces deux symboles autour desquels vous avez articulé votre marche et de votre intérêt pour cette histoire.
L’exemplaire original du mètre étalon en platine irradié est conservé au Pavillon de Breteuil. Avec cet exemplaire original, une seule des 16 reproductions en marbre placées par la Convention en 1797 dans les rues de Paris subsiste et elle se trouve donc rue Vaugirard où vous l’avez rejoint. Ces représentations avaient été placées pour familiariser la population avec cette nouvelle mesure “révolutionnaire” remplaçant le pied «royal».

Hamish Fulton. La biennale m’a donné l’occasion de réaliser une marche à laquelle j’avais déjà pensé. J’étais intéressé par ce symbole qui est aussi un haut lieu touristique. Il y a très souvent des groupes de touristes qui photographient le point zéro sur le Parvis de Notre-Dame et dans le monde, on peut imaginer qu’il existe des milliers de clichés de ce point zéro…

Avez-vous pu voir le mètre étalon original conservé au Pavillon de Breteuil à Sèvres?
Hamish Fulton. Non, il y a seulement trois personnes qui détiennent les clés du pavillon, c’est gardé comme un secret militaire!

Marcher en ville, c’est très différent que marcher en pleine nature évidemment, quel sens avez-vous donné à votre marche dans Paris, plus généralement à vos marches urbaines par rapport à votre pratique et votre œuvre? Peut-on parler d’un corps à corps «politique» avec la ville? «politique» au sens de l’espace public et de son appréhension, réappropriation voire de sa transformation, une forme de résistance également à l’esprit du temps caractérisé par la vitesse qui s’oppose à celui de la marche: vous avez en effet l’habitude de dire que marcher transforme…

Hamish Fulton. Ce qui était important pour moi, c’est que cette marche se déroule dans un espace public et la ville en est son incarnation même. Quand on marche à la campagne ou en montagne, on rencontre souvent des espaces privatifs. On traverse des terrains qui appartiennent à quelqu’un.
De manière générale, mon travail repose sur la comparaison et fonctionne en échos à d’autres marches déjà réalisées. La ville m’offre des espaces très divers pour réaliser une marche même si elle est contrainte quelque part par mon mode de déplacement pédestre. Je dois marcher sur les trottoirs et quand je croise une route, je ne peux que la traverser et cela influence ainsi son appréhension. Je construis une marche très simple correspondant à mon échelle et à ma capacité à inventer des trajectoires, même si encore une fois le contexte urbain la détermine. Le point zéro était déjà une référence par rapport à d’autres marches que j’ai pu réaliser en France par exemple en Méditerranée où j’ai parcouru de grandes distances, habituellement réalisées en voiture. C’est un petit point mais il a une grande importance. La marche que j’ai réalisée à Paris est une marche dont les distances sont à une échelle humaine, cette marche peut être réalisée par un touriste ou un parisien qui souhaite rejoindre un magasin par exemple.
Le temps de cette marche, tout est mouvant et changeant autour du moi mais les points autour desquels elle s’articule, eux, sont fixes, et ce sont des repères qui ont été posés par des hommes.
Et c’est à partir de cela que je construis l’expérience artistique en donnant à voir un autre type de marche, différent de la marche loisir réalisée pour le plaisir ou de la marche fonctionnelle pour se rendre d’un point à l’autre dans un but précis.

Pensez-vous alors que la marche soit un espace d’énonciation? Donnez-vous à vos marches et aux objets et images qui les restituent ou documentent une fonction narrative? Est-ce que le terme de « dérive» propre à Guy Debord et au mouvement situationniste pourrait s’appliquer à la façon dont vous pratiquez et concevez vos marches, une tentative de déjouer la dimension autoritaire qui l’ordonne, une manière de rouvrir les champs des possibles?
Hamish Fulton. Les possibilités qu’offre la ville pour marcher sont immenses et c’est ce champ ouvert des possibles qui est intéressant. L’image que je restituerai de cette marche reflétera son environnement mais ne le rejoindra pas directement. Je ne laisse pas de traces de mon passage quand je marche, même pas une empreinte physique à part évidemment sur un sol mou! On rencontre aujourd’hui un grand intérêt en Angleterre pour la sculpture dans l’espace public. On retrouve partout de grandes sculptures et à cet égard il est assez révélateur que pour les Jeux Olympiques prévus à Londres en 2012, personne n’ait pensé à me contacter pour réaliser dans ce contexte une œuvre. Pourtant, cela aurait fait sens par rapport à la discipline olympique de la marche rapide par exemple. Personne n’a eu l’idée de faire le lien avec ma pratique artistique et l’on a fait appel à des artistes proposant des sculptures géantes dans la ville. Je ne dis pas cela par rapport à moi mais cela montre la conception très classique que l’on a de l’art dans l’espace public. Qui se soucie de quelqu’un qui marche du point zéro? Je réalise une expérience qui pourrait être faite ou répétée par quelqu’un d’autre. Bien sûr mes déplacements sont ici influencés, affectés par des facteurs extérieurs comme la densité du trafic par exemple, le type d’espace que je rencontre en ville (grandes avenues ou petites rues). Quand les gens sur les perrons des magasins ou des cafés vous voient passer plusieurs fois, ils finissent souvent pas vous apostropher et cela est très significatif : une relation s’instaure alors momentanément entre ces citadins et moi-même. Cette relation est très différente de celle qu’entretiennent habituellement les gens avec une œuvre fixe posée et imposée dans l’espace public.

Aujourd’hui cette marche va être documentée et livrée au public à travers une photographie, qui est le vecteur, la courroie de transmission de votre expérience intime. Quel est le mécanisme de déclenchement de la prise d’image à un instant «T»? Est-ce une prise instinctive ou l’objet d’un repérage?
Hamish Fulton. J’ai donc choisi deux sujets pour mes prises de vue, le point zéro et le mètre étalon et de retour je choisirai de tirer l’un des deux. Pour le mètre étalon, il n’y a pas beaucoup d’angles de prises de vues possibles. C’est une prise de vue frontale comme le mètre est encastré sous une arcade. Le soleil vient de côté et la lumière du soleil change au fil des minutes sur le mètre. L’angle de la prise de vue s’est donc imposé à moi. Pour le point zéro, le soleil passe derrière Notre-Dame, le point zéro est donc plongé dans l’ombre. Il faut attendre que le soleil passe entre les deux tours pour qu’il soit éclairé. Il est alors assez compliqué de combiner le moment où il est éclairé avec un moment où il n’est pas caché par des groupes de touristes. J’ai dû réaliser plusieurs prises de vues avant d’en avoir une bonne…
Le point zéro est en effet très populaire, c’est une attraction touristique alors qu’il n’y a personne devant le mètre étalon.

Comment se fait ce passage de la sphère privée de votre expérience à la sphère publique de l’édition et de l’exposition d’objets ou de documents qui lui sont attachés?

Hamish Fulton. C’est une très bonne question, c’est la question de toute une vie! Mais y a-t-il vraiment un public pour ce type de pratiques et thématiques artistiques moins facilement identifiables, appréhendables : la marche pour la marche n’ayant pas pour fin en soi de donner spécifiquement naissance à des sculptures ou peintures. Cette pratique artistique fait l’objet d’une moins grande attention. Elle concerne très peu d’artistes même si aujourd’hui elle est réinvestie par de plus jeunes artistes qui réalisent des marches dans la ville attachées à une réflexion sur les nouvelles technologies comme le GPS etc…C’est quelque chose de naturel pour eux qui ont grandi dans la ville et avec ces technologies.
Cela peut d’ailleurs faire écho à ma pratique. La marche vous connecte profondément à la réalité d’un espace et à beaucoup d’autres éléments. Pour prendre l’exemple de la peinture abstraite, elle ne fait référence qu’à elle-même. La marche est connectée tout simplement à la vie, à l’humain, elle couvre un sujet très vaste mais en cela est un sujet très tenu. La production critique, l’écriture d’une histoire de la marche dans l’art est à son commencement, contrairement à la peinture abstraite sur laquelle on a beaucoup écrit et qui remonte très loin dans l’histoire de l’art. Il est présomptueux d’imaginer en effet que la peinture abstraite est une invention occidentale du XXème siècle, on l’a retrouve dès la préhistoire, l’abstraction a toujours existé. La marche est plus universelle, moins ethnocentrée…

Pourquoi avoir fait le choix ici de la photographie?
Hamish Fulton. J’ai choisi la photographie par rapport au motif du point zéro ou du mètre étalon qui sont deux points fixes et la photographie est la plus à même de les restituer.

De façon plus générale sur la photographie, est-ce sa nature documentaire ou sa nature même, sa dimension ontologique renvoyant à l’absence de ce qui est passé dans une dialectique absence/présence qui vous pousse à utiliser ce médium? L’image photographique est, pour reprendre le mot de Roland Barthes, «un certificat de présence». Il y a un engagement du corps derrière la photographie, une subjectivité irréductible, qu’en pensez-vous ?

Hamish Fulton. C’est en effet une sorte de document, «une sorte de»… On peut en débattre mais la photographie est ici directement vérifiable, comparable avec son objet, contrairement à des écrits ou certaines peintures. De fait elle n’a pas le même statut, il est plus ambigu que pour d’autres œuvres qui n’ont pas ce rapport direct au réel.

Entretien avec Hamish Fulton réalisé le 12 juillet 2010 par Muriel Enjalran, commisaire associée de la 1ère édition de la Biennale de Belleville et co-commissaire de l’exposition «En Marchant» au Crac Languedoc-Roussillon de Sète.

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