En atendant, c’est d’abord la suspension d’une salle entière à celle d’un souffle : le spectacle débute par l’avancée d’un flûtiste en front de scène qui, après quelques respirations profondes, va jouer une note, la tenir, la dédoubler et la moduler durant de longues minutes en pleine lumière. Ce geste technique de respiration circulaire induit doucement l’idée du franchissement d’une limite. Il conditionne le spectateur à une attention particulière tandis que monte une forme d’intensité dramatique. Chez Anne Teresa de Keersmaeker la musique n’est ni le support ni l’illustration de la danse, elle est une matière physique que l’on peut modeler, à l’image de cette ligne de terre que les corps dispersent et éparpillent sur la surface scénique.
Ils sont huit, comme un octave. Ils se déplacent sur scène en traversées, suivant une mince bande de terre, un sillon qui évoque la portée musicale, son efficace lisibilité, sa mesure. Et chacun se positionne dans l’espace comme le ferait une note ou un soupir, le tout composant des ensembles harmonieux.
C’est un vrai changement formel chez la chorégraphe flamande qui nous a habitués à d’autres placements : ces figures exemplaires de spirales et de rosaces, qui donnèrent son nom à la compagnie. Ici, comme dans The Song, sa précédente pièce, les corps semblent totalement libérés de telles contraintes, au profit d’un système d’allers et retours très simple qui s’appuie sur la marche. Cette organisation permet au groupe de fonctionner selon le mode de l’écoute. Les danseurs à l’arrêt, « sur le banc de touche », participent de leurs regards attentifs à l’effort du soliste, aux développements de duos, trios, à partir d’un bord de scène mis en tension.
Bien que complexe, le répertoire musical choisi est presque autopsié devant nous. Chaque note donne lieu à un geste tandis que chaque voix est diffractée entre les multiples interprètes. Une impression de viscosité, une adhérence se crée entre les danseurs, corps commun dont la précision rappelle la parfaite mécanique horlogère. Dans ces instants chorégraphiques de groupe, la polyphonie est à la fois expliquée et restituée avec une attention remarquable, l’Ars Nova y dévoile toutes ses subtilités.
Et pourtant, loin d’être purement formaliste, En atendant avant tout émeut.
La répétition de motifs simples, composés à partir de rotations d’épaules, de bras tendus, d’oscillations du torse, d’inclinaisons de la tête qui entraine le reste du corps vers une marche ou parfois un mouvement plus compliqué… Tous ces gestes a priori déjà -vus gagnent en profondeurs, en humanité, à chaque passe. Ces allées et venues tissent lentement une trame subtile qu’on dira manufacturée, parce qu’elle garde la trace du geste humain dans son hésitation et ses plus infimes pulsations de vie. Comme ces corps qui se dénudent, ces pieds qui se déchaussent, quittent leurs semelles de caoutchouc pour bruisser au contact de la terre et se mêler aux délicates partitions tandis que l’obscurité les renvoie peu à peu au silence.
— Chorégraphie: Anne Teresa De Keersmaeker
— Musique: Ars Subtilior
— Scénographie: Michel François
— Costumes: Anne-Catherine Kunz
— Créé avec et dansé par: Anne Teresa De Keersmaeker, Bostjan Antoncic, Carlos Garbin, Cynthia Loemij, Mark Lorimer, Mikael Marklund, Chrysa Parkinson, Sandy Williams, Sue-Yeon Youn
— Musiciens: Bart Coen, Annelies van Gramberen, Birgit Goris, Michael Schmid