L’erreur serait sûrement d’essayer de définir précisément l’œuvre de Frank Scurti, de le borner à un style, à des marottes formelles, tant elle est en mouvement, se développant d’un projet à un autre, d’une association d’idées à une autre.
L’artiste s’applique à mettre en place un art du cabotage dans lequel chaque exposition — chaque pièce même — serait différente de la précédente tout en y étant reliée par un complexe réseau de résonances et de significations.
La mer sur laquelle navigue Frank Scurti est celle des signes produits et digérés depuis longtemps par une société surcodée. Il puise dans la réalité quotidienne et dans l’actualité les mots et les choses qui définiront ses œuvres et interroge la possibilité de les transformer, de leur offrir un contexte et un récit nouveaux, libérés, tout en y référant encore par la forme, de leur dimension idéologique.
La quatrième exposition personnelle de Frank Scurti à la galerie Anne de Villepoix s’articule autour d’une double page du journal Le Monde titrant «Relier les architectes au monde qui les entoure» d’un côté, et «L’or flambe et affirme son rôle de valeur refuge» de l’autre.
Ce n’est pas la première fois qu’il utilise directement un matériau émanant des media d’informations. En 1999 par exemple, il réalise The City is not a Tree tiré d’une page de publicité de Libération, où apparaît en filigrane le gros titre du quotidien «Avoir 20 ans et mourir pour le Kosovo».
L’année suivante, il détourne une caricature de Plantu dont il filme les détails pour produire Erika, une œuvre toujours d’actualité à l’heure où l’estuaire de la Loire est victime d’une marée de pétrole.
Exposée dans la galerie, la double page du journal semble servir d’étalon, à la fois origine du projet et agent actif permettant d’élargir la perception des sculptures présentées, d’y déceler jeux de mots et détournements sémantiques.
Frank Scurti confronte le gros titre «Relier les architectes au monde qui les entoure» à trois Diamond Chairs du designer Harry Bertoia et en tire deux séries de sculptures.
La première, Constellations, est constituée des piétements des chaises qui font office de structure à un réseau de fils tendus. Sur chacun d’entre eux apparaissent des bandeaux découpés dans la hauteur de l’article et qui, selon le point de vue du spectateur par rapport à l’œuvre, forment un triangle, à la manière du travail in situ de Felice Varini. Devenu illisible, le texte de l’article perd sa valeur d’énoncé mais retrouve pleinement son sens dans l’agencement entre la structure de la sculpture et le déplacement du spectateur.
La série Relativité générale utilise, quant à elle, les assises des chaises de Bertoia, structures métalliques ajourées et ondulées. Dans leur renfoncement vient s’encastrer un globe constitué de papier journal. Cette fusion des formes évoque l’imagerie scientifique, la physique quantique ainsi que les recherches sur l’effet de volume de Vasareli.
Le second titre du Monde inspire à Frank Scurti Empty Worlds, un ensemble de pots en terre cuite dont l’intérieur est doré l’or fin. L’artiste étrangle lui-même ses «amph-or» à l’aide de ceintures en cuir. Il donne ainsi forme à l’expression populaire «se serrer la ceinture» et la fait entrer en résonance avec l’article de la page économie du journal.
Frank Scurti décontextualise ainsi l’actualité, dématérialise l’écrit pour lui donner une forme plastique, pour réinvestir subjectivement les propos des articles. Il interroge le langage commun à l’aide de jeux de mots et de détournements sémantiques pour insuffler à ses œuvres une part d’irrationnel, pour produire de l’imagé bien plus que de l’imaginaire.
Franck Scurti
— Constellation A, 2008. Acier chromé, fil de fer et papier journal. 69 x 73 x 45 cm
— Bridget’s comb N°4, 2008. Encre sur papier et peigne. 40 x 31 cm encadré
— Constellation B, 2008. Acier chromé, fil de fer et papier journal. 69 x 73 x 45 cm
— Empty world N° 10, 2008. Terre cuite, feuille d’or et ceinture en cuir. 30 x 20 x 19 cm