Interview juin 2003
Né en 1973 à Nice, Côte d’Azur, Emmanuel Régent vit et travaille à Villefranche-sur-Mer et à Paris. Parallèlement à une exposition au MAMAC de Nice, il participe à l’exposition collective « Regarde-moi » du 27 juin au 30 juillet 2003, à la galerie Alain Le Gaillard à Paris.
Gérard Selbach. Emmanuel Régent, nous avons eu l’occasion de nous rencontrer lors de l’exposition «Comme un lieu commun» à la galerie Saint-Germain de l’université de Paris V en mai 2002. De quelle manière votre démarche personnelle s’était-elle intégrée au groupe et au lieu?
Emmanuel Régent. Le lieu était, en effet, peu commun: une très longue galerie du XIXe siècle, des murs en pierre, des frises, des sculptures, un sol en marbre, le tout très solennel et institutionnel, un monument classé. La démarche du groupe, son positionnement, a été un parti pris radical d’investir le lieu sans rajouter de supports pour créer une exposition traditionnelle avec des murs blancs et des cimaises, etc. Nous avons travaillé in situ pour atteindre à une intégration maximale et décidé de concevoir chacun un travail qui s’adapterait à la salle telle qu’elle était.
Cette démarche correspondait bien à votre recherche personnelle antérieure…
C’est exact. Mon travail joue sur la discrétion. Des formes apparaissent parce que le spectateur doit rentrer dans une sorte de jeu pour faire surgir un travail réalisé en deux temps: dans un premier temps, une forme invisible et dans un deuxième temps, une apparition. Un exemple avec ma pièce «Buée» présentée pour l’exposition «Dessin en cours» sous le commissariat de Francois Bouillon aux Beaux-Arts de Paris en 1999Buées, souffle sur plexiglas. J’ai présenté une série de longues tiges très fines, presque invisibles, portant des carreaux de plexiglas transparent de 6 x 6 cm. Le cartel, en plus de Buées, signalait la technique: souffle sur plexiglas, et le spectateur devait s’en approcher et souffler de la buée, soit en le comprenant par l’évocation de la technique, soit en ayant vu quelqu’un souffler sur la pièce, soit encore en l’ayant lu dans le catalogue. Apparaissaient des formes géométriques: un carré, un triangle, une étoile, comme si elles sortaient de la bouche après avoir été conçues par l’esprit. Elles se fixaient sur la plaque quelques secondes, puis s’effaçaient. J’aime l’idée d’invisible, puis de révélation, même fugitive.
Ce qui a été le cas pour «Comme un lieu commun».
Oui, j’ai développé l’idée de chasse au trésor. J’aime bien que mon travail soit empli d’un certain mystère. Pour cette exposition, j’avais pris des photos très précises de détails de cette salle: des parties du mur de pierre, du bois des grandes portes et des grilles d’aération. Ces photos ont été agrandies à l’échelle 1 avec une coordination parfaite de couleur, puis les photos étaient replacées à l’endroit de leur prise de vue. Elles se confondaient parfaitement avec les sujets qu’elles recouvraient, au point de devenir invisibles. Elles s’intégraient, se camouflaient. Le public était amené à chercher le travail. Aucun cartel n’indiquait leur emplacement. Seul un plan signalait les endroits approximatifs où se trouvaient les travaux.
Vous revenez sans cesse sur le rôle, la participation du spectateur. Joue-t-il un rôle essentiel dans votre démarche? Est-il une sorte de co-auteur?
Nous jouons un jeu de cache-cache ; sa participation est importante dans le jeu de découverte, mais aussi dans l’espace laissé neutre pour qu’il puisse projeter son imaginaire.
Comme dans vos peintures de l’exposition «Regarde-moi», à la Galerie Alain Le Gaillard.
Là , les peintures sont quasi monochromes, encore que je n’aime pas le terme de «monochrome» parce que j’applique plusieurs couleurs. Ce sont des sujets peints, figuratifs à peine visibles, recouverts, dans la tonalité générale de cet aplat. Dans l’œuvre intitulée En travaux, la couleur de la peinture est bleue, bleu-gris, où l’on devine le camion d’un constructeur participant à des travaux, rempli de bois et de gravats. La partie droite du tableau est illisible: c’est un espace, une surface réservée au travail de l’imaginaire du spectateur. Le fait qu’on ne puisse reconnaître le sujet immédiatement, m’intéresse beaucoup.
Une démarche que vous aviez également explorée dans l’exposition «104 Murs», à la Galerie Éof.
Le processus était un peu différent. Il s’agissait de dessins pliés en quatre. Lorsque le spectateur les regardait à la lumière, les formes étaient lisibles. Une fois les dessins dépliés, d’autres formes apparaissaient, alors que les mêmes traits avaient été utilisés. Prenons le cas d’un dessin replié qui, vu par transparence, représentait une mouette en vol, tandis que, une fois le dessin déplié, la mouette se transformait en une sorte d’île ou en une vue aérienne symbolique de ce que la mouette peut voir, ou encore en une carte marine. Je souhaite impliquer le spectateur qui doit intervenir et manipuler le dessin. C’est l’idée de jeu, car, au départ, je ne lui donne pas les codes, le mode d’emploi. Il doit chercher et repérer la première image par transparence. D’ailleurs, le réflexe du spectateur est de déplier le dessin. Puis, soit parce qu’il a vu le faire, soit par accident en passant devant la table lumineuse, il va reconnaître le sujet. J’évite de donner trop d’indices immédiatement. Je souhaite que les choses évoluent lentement. Et, pour mes peintures, il en est de même : j’ai besoin que le spectateur consacre du temps pour découvrir le sujet. Mon travail n’est jamais apparent immédiatement. Le temps est important.
Vous avez utilisé des médiums très divers : plexiglas, peinture, papier, vidéo, photographie. Comment procédez-vous au choix parmi ces médiums alors que votre démarche reste, somme toute, la même?
Je pense être avant tout peintre. Mais, suivant l’idée que je mets en place, certains matériaux ou certaines techniques conviennent mieux ou révéleront mieux le travail. Et je l’adapte. Pour le plexiglas, il s’agit d’un dessin, d’aquarelle sans pigment qui se rapproche du lavis, de l’encre de Chine diluée. Je refuse de me consacrer à une seule technique. J’aime varier les positions, tout en gardant cette approche de chasse au trésor. C’est vrai que le spectateur doit jouer le jeu, mais l’apparition peut être le fruit du hasard ou de la météo, une idée que j’affectionne : ce rapport de mon travail avec l’incertitude, la variance. Les choses varient, ne sont jamais identiques, ce qui explique la variété des pratiques et des médiums. Je ne veux pas marcher sur un sentier unique.
Le fait de participer à une exposition collective, vous amène-t-il à modifier quelque peu votre travail ?
Pour l’exposition «Comme un lieu commun», certainement. Elle me donnait l’occasion de travailler avec la photo. Les expositions sont l’occasion d’une réflexion propre aux lieux, à l’énergie, au dynamisme de groupe. Mais ce n’est pas une règle, non plus. Les rencontres enrichissent toujours: avec les autres artistes, bien sûr, avec le public surtout. J’aime être présent pour découvrir la manière dont le public fonctionne. Leurs réactions me donnent des idées pour la suite. Par exemple, à Nice, nous exposons dans les vitrines du Mamac, le musée d’art contemporain. Les spectateurs sont amenés à voir les travaux de l’extérieur. Voir de quelle manière le public peut appréhender la pièce, m’aide à l’améliorer et à construire la suite. Il s’agit, en fait, d’un gyrophare sans son capuchon, posé sur un socle blanc, projetant une lumière blanche qui tourne très lentement et qui vient frapper des panneaux blancs collés sur la vitrine. Lorsque la lumière balaie ces peintures, un sujet apparaît: une forme, des motifs, des lieux de ma région de Villefranche. Comme dans «104 Murs» à Éof, la problématique est de découvrir la façon d’appréhender le paysage de mon enfance. De nombreux artistes ont résidé et ou travaillé dans les environs : Brancusi en vacances avec Duchamp, Picasso, Klein, etc. La question était de savoir comment, moi, jeune artiste, je pouvais me réapproprier ce paysage. Le gyrophare est, ainsi, une évocation du phare du Cap Saint-Jean-Cap-Ferrat. Il vient tour à tour révéler le fort du mont Alban, une pieuvre cachée qui reste invisible sous les rochers lorsque le phare ne projette pas de lumière. Un lien très fort m’attache à la mer, aux fonds cachés, à la pêche. Je travaille beaucoup en allant à la pêche, en particulier à la pêche à la palangrotte, entre 30 et 100 mètres de fond. Le parallélisme avec mon travail est frappant. On sent des touches par la sensation tactile uniquement, on ferre et on remonte le poisson. Mais, jusqu’à ce qu’il remonte à la surface, il n’est pas repérable. Il y a cet effet de surprise quand il sort de l’eau, cette découverte quand on voit cette tache briller à la surface qui devient de plus en plus définie. La pêche est source d’inspiration. La météo rythme aussi ma vie. Les saisons également : en hiver, on pêche le calamar, qui comme le poulpe, par mimétisme, peut s’adapter à l’environnement, passer du rouge à l’ocre en une seconde. Mon travail est identique : l’idée de changement, de variation comme la texture du poulpe toujours différente ou la rascasse cachée dans la rocaille qui apparaît à certains moments. Comme avec le poisson, il faut anticiper les réactions du spectateur, comme avec le temps, il faut s’adapter. Préparer mes travaux ressemble aux préparations de mon attirail, ce moment est important pour l’imaginaire. Je rêve du résultat, j’anticipe la réception des spectateurs.
Tel a été votre travail pour l’exposition «Regarde-moi».
L’idée de recouvrir la peinture et de ne révéler qu’à peine le sujet pour qu’il soit presque invisible, requiert une technique très rigoureuse et difficile. Les toiles doivent être près d’une fenêtre, être exposées à une lumière naturelle pour que les variations lumineuses extérieures fassent apparaître certaines couleurs à certains moments et d’autres aspects à d’autres moments. Certains tableaux sont visibles exposés à une certaine luminosité et parfois illisibles à la lumière électrique ou au néon. Ce jeu du vu — pas vu amène à voir la peinture par intermittence et à ne pas la voir tout le temps de la même manière. Elle est mouvante, elle change d’aspect; des variations infimes, certes, mais certaines toiles changent vraiment. J’aime cette démarche faite de discrétion et de révélation. Elle pose de fait mon rapport à l’image. Je suis sollicité par une multitude d’images, tout au long de ma vie (télévision, médias, publicités), et donc, mon positionnement par rapport à l’image est de jouer la discrétion face au matraquage publicitaire, au déferlement d’images. Nous avons l’habitude de tout recevoir immédiatement. L’image doit être percutante, efficace, le temps est compté, le message doit être lisible et compris en un instant. J’ai un positionnement inverse. La majorité de mes tableaux sont difficilement reproductibles en photo. Dans tous les catalogues, mes œuvres passent mal par suite de cette invisibilité. Une contradiction sans doute puisque la communication compte énormément, et que le spectateur doit disposer de temps pour lire mes pièces. Il peut également passer à côté sans voir qu’il doit souffler de la buée, ou qu’il doit déplier le dessin, ou encore que le monochrome cache un motif.
Quelle technique de peinture employez-vous pour faire apparaître les motifs comme en filigrane?
Je commence par un dessin au crayon sur la toile, puis je procède à un premier travail sur le sujet peint de manière figurative, puis un recouvrement avec une couleur et une deuxième. Je disais que je n’aime pas parler de monochrome parce plusieurs couleurs sont appliquées dans mes peintures, même si cette couleur prend la forme d’un aplat apparemment uniforme de couleur. Il s’agit d’une addition de plusieurs coloris. L’orange n’est pas le mélange d’un jaune et d’un rouge, mais c’est un aplat jaune, du séchage, un aplat rouge, du séchage, qui construit de l’orange, par transparence. J’essaie d’observer la réception du public. Quel motif voit-il, quel motif ne voit-il pas ? Il faut toujours améliorer sa technique, mais elle n’est qu’une technique, qu’un moyen. C’est le résultat qui compte : amener le spectateur à s’arrêter, à regarder et à chercher…
Entretien réalisé en juin 2003 par Gérard Selbach pour paris-art.com.