Elisa Fedeli. Pourquoi la problématique de l’image n’a-t-elle pas fait l’objet d’une discipline à part entière jusqu’à présent? Comment les premiers philosophes et les premiers historiens de l’art envisageaient-ils l’image? Pourquoi, selon vous, leur approche est-elle insuffisante?
Emmanuel Alloa. L’image en tant qu’image n’a jamais constitué un champ d’investigation en tant que tel, pour plusieurs raisons d’ordre théorique et historique.
La première est qu’on a souvent considéré la seule image artistique. C’est le cas en histoire de l’art, où il semble tellement convenu qu’on parle d’images alors qu’en réalité on n’en étudie qu’un pan. Par conséquent, la discipline a mis sous scellés ce réservoir infini que sont les images non artistiques: les images du quotidien, de la publicité, de propagande, les images d’usage comme l’imagerie scientifique. Même l’iconologie d’Erwin Panofsky demeure profondément ambivalente, car si elle veut s’affranchir du cadre du Grand Art (Panofsky ira jusqu’à analyser la forme du radiateur des Rolls Royce), elle subordonne toujours l’œuvre au hors l’œuvre et explique l’image par un pré-texte textuel qui en fournit les clés (d’où l’insistance sur le logos dans l’iconologie).
Deuxièmement, si la philosophie ne se limite pas à traiter les images artistiques, mais s’interroge sur les images et les représentations en général, la question de l’image en tant qu’image a été éludée une fois de plus. Autant on a vu l’émergence d’une philosophie spécifique de l’art ou du langage, il n’y a pas à ce jour de philosophie de l’image. Au contraire, si la question de l’image est une des plus anciennes de la philosophie, les philosophes n’ont en général théorisé l’image que pour mieux s’en débarrasser. Platon n’est pas tant celui qui a banni l’art de la cité, comme on aime à se le répéter, que celui qui a neutralisé la force provocatrice de l’image en lui donnant une fonction précise au sein de sa hiérarchie ontologique, la contraignant à marquer à tout jamais l’écart indéfectible entre l’idée et le sensible.
Dans cette perspective, on peut affirmer que la question de l’image et de son efficace aura été systématiquement éludée.
Votre ouvrage rassemble des interventions de philosophes et d’historiens de l’art. Qu’apporte-il par rapport à cet héritage?
Emmanuel Alloa. Notre ouvrage veut relayer la vivacité des débats qui ont eu lieu ces dernières années autour de l’image. Toutefois, ceux-ci s’inscrivent dans une certaine filiation qui remonte au début du XXe siècle et que nous pouvons retracer rapidement ici.
Pour Aby Warburg, les images seront le vecteur qui permet de fonder les sciences de la culture. Au même moment, Freud a mis en évidence la logique propre aux images, leur puissance de condensation. Paul Valéry, les surréalistes, Bachelard, Merleau-Ponty ont travaillé chacun à leur façon sur la puissance irréductible des images.
Les années 1960 sont marquées, quant à elles, par une passion deleuzienne, foucaldienne et klossowskienne pour les simulacres, ces images qui ruinent l’alternative entre l’original et la copie.
Dans les années 1980, la nouvelle attention pour les technologies entraîne un intérêt pour l’image virtuelle et sa circulation, tandis qu’au croisement du structuralisme, de la psychanalyse et de l’anthropologie se met en place cette constellation de pensée française si particulière, de Louis Marin, d’Hubert Damisch à Georges Didi-Huberman.
Si le livre doit beaucoup à ces auteurs, un de ses enjeux est de témoigner de deux autres traditions qui se sont développées durant les années 1990: les «Visual Studies» américaines et les «Bildwissenschaften» allemandes. Les «Visual Studies» ouvrent le champ des images en direction d’une culture visuelle. Tom Mitchell, qui en est l’instigateur, a lancé la formule du «tournant pictural» pour décrire un changement de paradigme caractéristique de notre époque. Ses travaux sont enfin traduits, avec vingt ans de retard. Parmi les «Bildwissenschaften», on peut nommer Hans Belting et Horst Bredekamp, déjà en partie connus en France, mais aussi Gottfried Boehm dont la théorisation d’un «tournant iconique» en 1994 fut décisive pour le développement des débats en Allemagne.
Quelles sont les positions respectives de ces deux écoles?
Emmanuel Alloa. Mitchell insiste sur la dimension relationnelle des images, dont celles-ci tirent leur force. Pour lui, une image n’est pas isolée et doit être saisie dans son contexte historique, culturel et social.
Pour Gottfried Boehm, le risque d’une contextualisation excessive risque de relativiser une fois de plus la capacité intrinsèque des images à générer du sens par elles-mêmes.
Et vous, quelle est votre position à ce sujet?
Emmanuel Alloa. Pour moi, les deux auteurs ont le mérite d’ouvrir un débat qui n’est pas prêt de se clore avant un bon moment, je l’espère. Mais si je comprends tout l’intérêt d’une réflexion sur les «logiques» immanentes de l’image, il faut toujours s’assurer de ne pas s’enfermer dans un nouvel essentialisme. Selon moi, l’image est avant tout saisissable dans ses effets et devrait être pensée dans ses rapports avec le spectateur. L’image n’est pas tout à fait en nous, elle «erre» comme disait si bien Blanchot. Elle est ce qui exige que nous changions de place. Elle ne tire sa force que d’une puissance que nous lui prêtons. Il faudrait traiter à la fois son autonomie et sa dépendance vis-à -vis du spectateur.
L’apparition des technologies (le photocopieur, l’informatique, etc.) a permis la reproduction accélérée des images et leur circulation intangible. Ces phénomènes ont-ils modifié notre rapport à l’image?
Emmanuel Alloa. Les images prennent des proportions de plus en plus importantes dans notre vie. De jour en jour, s’accroit la place qu’elles occupent dans nos journaux, dans l’espace de la cité, dans les pratiques des sciences, dans les prises de décision économiques, etc. Mais en contrepartie de cette sur-stimulation, nous devenons plus expérimentés et en comprenons mieux les ressorts. Une des raisons, et non des moindres, est que nous ne sommes pas de simples consommateurs d’images, mais devenons souvent, par la démocratisation des technologies, des producteurs d’images. On est loin de la situation de l’artiste de la Renaissance italienne, où le nombre de producteurs d’images était réglé par l’acceptation dans la corporation des peintres.
Aujourd’hui, il y a une déferlante de producteurs amateurs. Cela change évidemment notre rapport aux images. Notre liberté est bien plus grande que celle du spectateur illettré auquel on raconte l’histoire sacrée par la peinture. Mais si nous réalisons de mieux en mieux que les images sont mouvantes et migrent de support en support, nous ne pénétrons toujours pas les arcanes de leur commerce occulte. Si nous ne pouvons difficilement nous abstenir des images, tout l’essentiel est de ne pas se laisser tenir par elles.
Quels sont les artistes contemporains qui traitent de cette problématique et sous quelles formes?
Emmanuel Alloa. Les images se sont toujours rapportées à d’autres images. Par le passé, les artistes devaient tenir compte de restrictions dans les thèmes qu’ils voulaient aborder et obéir à l’impératif de la reconnaissance des sujets représentés.
A cela, l’art minimal a réagi en réduisant l’œuvre à l’exposition de sa matérialité nue.
Aujourd’hui, on observe comment l’autoréflexion des images passe moins par un retour à une matière immuable qu’à sa texture, vouée à migrer à travers les supports. L’usage d’une peinture étrangement pixelisée, comme chez Chuck Close, en est le dernier avatar. D’une façon générale, l’autoréflexion de l’image est moins un retour sur soi qu’une mise en scène de la pluralité intrinsèque des images. Il suffit de regarder la place que prennent les pratiques hybrides de recroisement des supports, l’installation, le montage et l’usage de l’archive. Derrière l’image, non pas un monde, mais une infinité d’autres images.
On peut invoquer les dernières séries photographiques de Thomas Ruff qui utilise des archives amateur, prises avec des téléphones portables, ou encore Film Socialisme de Jean-Luc Godard qui ne se prive pas d’insérer des séquences prises sur Youtube dans la trame de son récit narratif.
Dans ce jeu de citation, l’image ne se réfère plus à un référent, mais à une autre image. Les images entretiennent entre elles des rapports de contamination, d’hybridation, de dissociation. Étudier ces liens, qui nous échappent encore, constitue le début d’une science de l’image.
Dans son essai, Hans Belting étudie l’image telle qu’elle est pensée dans le monde musulman et choisit le moucharabieh comme forme symbolique. Ne pense-t-on pas l’image en Orient comme on la pense en Occident?
Emmanuel Alloa. L’image circule par-delà les frontières plus vite que toute parole — d’où tous les espoirs qui furent de tout temps liées à un langage universel des images, sorte d’esperanto de pictogrammes. Mais bien souvent, une telle langue en dit plus sur la culture dont proviennent ses inventeurs.
Toutefois, il existe des cultures de l’image qui ne sont pas neutres ni aussi globalisées qu’on aimerait nous le faire croire. Je reviens tout juste d’un pays arabe, où les journalistes m’expliquent qu’il est beaucoup plus facile de dire et d’écrire des choses dérangeantes, que de les montrer en images et en caricatures. La puissance de l’image est bien plus contestée dans les pays marqués par une tradition ornementale.
Cependant, l’image hyperréaliste, indexicale, existe aussi dans les pays musulmans: comment expliquer la banalité de la violence que présentent les chaînes du Golfe, quand elles donnent à voir sans censure les corps déchiquetés des martyrs? ll y a là une ambivalence sur laquelle il faut réfléchir et qui ne se résume certainement pas à une simple opposition entre une culture occidentale avide d’images et une culture orientale prétendument iconoclaste.
Malgré la mondialisation, on observe aujourd’hui l’émergence de nouvelles cultures d’images. Il est passionnant de voir pourquoi le cinéma hollywoodien ne prend pas en Inde. En revanche, le cinéma de Bollywood est loin d’être fermé sur soi. Mais il reprend un imaginaire inversé qui ne retient de l’Occident que certains clichés fort étonnants. Tout film bollywoodien qui se respecte se doit d’inclure une scène tournée sur un alpage suisse. Cet imaginaire renvoie à une tradition qui existait déjà au XIXe siècle, notamment dans des gravures représentant le dieu Krishna et ses Gopis au bord du Lac Léman. Les transferts d’images ne sont donc pas forcément unidirectionnels, comme nous avons tendance à le penser, et nous obligent à repenser autrement le rapport entre les cultures.
REFERENCES
Penser l’image, éd. Emmanuel Alloa, Presses du réel, coll. «Perceptions», Dijon, 2010.