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Émilie Pitoiset

Lison Noël. Peux-tu tout nous parler de ton exposition à la galerie Lucile Corty? Quels en étaient les enjeux?   
Émilie Pitoiset. Cette exposition est assez importante pour moi, elle vient à la suite de deux autres expositions personnelles, au Casino à Luxembourg et au Confort Moderne à Poitiers. Elle intervient à un moment-charnière, c’est une sorte de bilan. Je voulais aborder plus précisément et de manière plus directe ce que je traitais déjà.

J’ai curieusement eu l’impression contraire, je trouvais tes œuvres précédentes plus littérales. La réaction des spectateurs semble plus évidente devant un cheval empaillé (Ordinary Experience, 2008) que devant des plaques de métal fendues par exemple.
Émilie Pitoiset. Le cheval empaillé se situe aux prémisses de cette exposition parce que c’est la première fois que je traitais de la chute. Jusque là j’ai plutôt traité des déséquilibres, de l’équilibre précaire ou de situations qui peuvent potentiellement basculer.
Le cheval a été une décision forte parce qu’en me réappropriant le documentaire de Georges Franju, il m’a fallu accepter de procéder au geste autoritaire d’utiliser l’œuvre d’un auteur. La réception de Ordinary Experience semble a priori plus évidente, parce que le spectateur ne se doute pas que le cheval est dans la position de la mort. On pense dans un premier temps que l’animal est en état de sommeil ou encore de soumission. La recevabilité de mes pièces peut parfois paraître littérale, finalement elles apportent des points de fiction a priori erronée.

Peux-tu expliquer Possibilité de relations réciproques qui consiste en trois plaques de métal fendues?
Émilie Pitoiset. Possibilité de relations réciproques fait écho à une pièce que j’ai réalisée l’année dernière inttulée Sur les pointes en équilibre. Elle était aussi constituée de plaques d’acier très fines qui tenaient en équilibre par un système d’encoches sans soudures.
Possibilité de relations réciproques fonctionne sur le même principe d’équilibre, mais cette fois avec un système d’incision à l’intérieur même des plaques. J’ai voulu ne pas activer la pièce, la laisser en «réserve». Comme un corps sur une scène qui aurait la possibilité de s’animer, mais qui serait là sans bouger. Je suis très influencée, et depuis très longtemps, par la danse contemporaine et notamment par le vocabulaire de la danse dont je tire des abstractions. Il existe donc une combinaison dans cette pièce: si on assemble les plaques d’une certaine manière, elles tiennent avec un jeu de contrepoids, en équilibre sur leurs pointes.

D’où viennent les photos encadrées que tu t’es réappropriées (I have already seen that before, Marathon #1, Marathon #2, Sans titre, Liebe ist kälter ald der Tod #1 et #2, 2009) et pourquoi  les vitres sont-elles barrées de lignes noires ?
Émilie Pitoiset. Je collectionne depuis pas mal de temps des images de corps dans des positions compliquées. On ne sait pas s’ils sont morts, assoupis, soumis, un peu comme le cheval finalement, qui est dans la position, trompeuse, du sommeil ou de la mort.
Il y a deux images qui proviennent du film Liebe ist Kälter als den Tod de Fassbinder, des photos de marathons de danse, ou encore une photo qui a été prise par la police italienne d’une scène de crime perpétré par la mafia. Certaines sont fictionnelles, d’autres appartiennent au domaine de l’archive. Il y a aussi des photos anonymes prises dans des fêtes foraines. La traçabilité m’importe peu. Elle existe inévitablement, je ne la cache pas, mais l’origine de ces photos ne m’intéresse pas. La vérité m’importe peu.
Les lignes noires s’inscrivent dans une lubie: je collectionne des livres sur la grille, je suis aussi très influencée par le Bauhaus, les structures très géométriques. Je suis partie d’un postulat géométrique, j’ai tracé une ligne qui figure le poids du corps et une autre qui désigne sa direction. En plaçant ces deux lignes-là, on est dans un système d’équilibre, elles fonctionnent comme des tuteurs.

Par le fait que les pièces de cette exposition sont moins littérales que tes œuvres précédentes, le jeu sur la cruauté, la violence ou l’absurde semble moins présent. Est-ce qu’il l’est malgré tout, malgré le fait qu’il apparaît avec moins d’évidence?
Émilie Pitoiset. Les personnages des photos sont dans des positions absurdes, difficiles à adopter, ils se tiennent sur des points d’appuis assez étranges. Les personnes qui se sont faites tuer sont également dans des positions étranges. Comme la position du cheval, qui est naturelle dans la mort mais pas dans la vie, un cheval dressé ne pourrait pas se mettre dans cette position.
Concernant la cruauté, à quel niveau vois-tu de la cruauté?

Je vois dans certaines œuvres un jeu sur la cruauté dans le contexte d’un jeu avec les réactions des spectateurs.

Émilie Pitoiset. Par exemple dans la vidéo Othello, où l’on voit un cheval se faire dresser sous la menace d’une arme? Je n’ai pas l’impression que ce soit spécialement cruel. Tout le monde pense que c’est une mise à mort mais on n’en sait rien parce qu’il n’y a pas de fin à ce film. Les gens estiment que l’arme est bien plus menaçante que la chambrière, alors que pour le cheval l’arme n’a aucun signifié, contrairement à la chambrière qui est beaucoup plus autoritaire. Le fait de dresser son cheval et d’être presque capable de le tuer ou en tout cas de suggérer de le tuer, c’est selon moi une situation complètement absurde.
Il y a un rapport au fétichisme, il y a un rapport affectif au cheval, il y a une tension un peu bizarre. Mais cruelle, je ne sais pas. Cela tient aussi à la manière dont on a de s’identifier ou d’humaniser les animaux. Pour moi ce sont vraiment des outils, au même titre que les humains que j’utilise aujourd’hui, ils ont la même valeur d’objets.

Il me semble qu’on est vraiment ici dans un jeu avec les réactions des spectateurs. Face à beaucoup de tes œuvres, on a une première impression avant de se rendre compte que cette réaction n’était pas appropriée.
Émilie Pitoiset. J’aime bien donner cette image parce qu’elle est très parlante: c’est comme si on allait au cinéma tous ensemble et qu’on en sortait tous avec une histoire différente.
J’ai fait une pièce intitulée Entre-deux, pour laquelle je reprenais le procédé des images subliminales en projetant des mots sur un mur. Certaines personnes captaient certains mots, certains bouts de phrases, toujours différents selon les spectateurs. Tous en ressortaient avec une histoire différente. Pour résumer la manière dont je veux accompagner le spectateur, dont je veux donner à voir, je propose une pièce, qui est là, mais qui n’appartient à personne. L’histoire perçue est différente pour tous, et elle changera peut-être le lendemain.

J’aimerais aborder l’aspect transgressif de ton travail. Est-ce un aspect important selon toi, est-ce que tu manie la transgression, le dépassement des limites?
Émilie Pitoiset. Oui, le fait de travailler sur des déséquilibres, des équilibres précaires…

C’est une transgression des lois de la physique…

Émilie Pitoiset. Oui, on est sur la brèche. Je me rappelle que Daria de Beauvais m’avait dit «ton travail, ce n’est pas que je l’aime ou que je ne l’aime pas, mais c’est qu’il me met mal à l’aise». Et je pense que c’est ça, je travaille sur des choses qui sont sur la brèche, la transgression est peut-être là, est-ce que j’y vais ou n’y vais pas, est-ce que j’accepte ou n’accepte pas? Comme un funambule sur son fil qui peut tomber à tout moment. Je ne sais pas où classer la transgression, mais évidemment il y a une histoire de limites.

Je pensais notamment au tabou du terrorisme. En tant que problème politique très actuel, en rire ou en jouer peut paraître transgressif. Certaines de tes œuvres miment des méthodes terroristes: l’empoisonnement (I Love You), le bug informatique (Caution), les virus (Art. 462-3).

Émilie Pitoiset. C’est vrai que la loi, la règle ou encore le postulat sont des concepts assez récurrents parce que j’essaie souvent de voir jusqu’où ils vont. Par exemple avec les virus (un «calendrier de l’avent» avec un virus pour chaque jour de l’année): les gens qui acquièrent cette pièce deviennent mes complices et la situation devient absurde. La filière est impossible à remonter puisqu’on a tous les mêmes virus, on ne peut pas savoir qui est plus coupable qu’un autre.

Si tout le monde a les mêmes armes, on est tous au même niveau….

Émilie Pitoiset. Voilà, c’est ça, est-ce qu’on transgresse ou pas? 
Avec la pièce I Love You, c’était une manière de mettre le gardien de salle en situation de protéger non pas la pièce mais de veiller à ce que les gens ne consomment pas ces bonbons. Oui, on est dans un système de règles, qui fait quoi, qui est qui, est-ce que je peux… Mais c’est surprenant la relation que tu fais avec la forme de terrorisme. J’avais eu une discussion avec Philippe Meste, qui lui aussi a fait des armes et qui me disait: «Finalement, je me demande si ce n’est pas toi la plus dangereuse de nous deux. Quand je fais une arme, elle n’a de portée que sur une personne, chez toi ça se propage de manière insidieuse». Effectivement, il y a une forme de terrorisme plus caché, plus latent.

La menace est plus effrayante que l’acte en lui-même…
Émilie Pitoiset. Oui, là on est dans une tension, dans l’attente que quelque chose se produise. Beaucoup de personnes étaient intéressées par l’achat de la pièce avec les virus. Mais les acheteurs potentiels se sont rétractés de peur des retombées juridiques. La pièce s’appelle Art. 462-3 qui est l’article de loi Gofain relative à la fraude informatique et plus précisément aux délits d’entrave au système. «Quiconque aura, intentionnellement et au mépris des droits d’autrui, entravé ou faussé le fonctionnement d’un système de traitement automatisé de données sera puni d’un emprisonnement de 3 mois à 3 ans et d’une amende de 10 000 F à 100 000 F ou de l’une de ces 2 peines».

En vendant cette pièce tu donnes un pouvoir à l’acheteur qu’il faut assumer…
Émilie Pitoiset. Je crois qu’ils avaient peur que ça leur échappe, parce qu’ils auraient été alors affiliés à moi, et on pouvait tous tomber. Cette pièce ne les engageait pas seuls et lors d’un engagement commun, on ne sait jamais comment les autres vont réagir.

Avais-tu peur toi-même que quelqu’un l’achète et l’utilise réellement? Tu t’es vraiment engagée avec cette pièce.
Émilie Pitoiset. C’est au même titre que saboter Dream de John Cage ou réutiliser des images de Fassbinder, Franju, Yvonne Rainer. Bien sûr que je n’ai pas véritablement le droit, bien sûr qu’il y a un droit à l’image. Depuis toute petite, j’ai toujours observé les situations pour essayer de les contourner, tout en faisant semblant de bien être dans les règles. Ça fait partie de ma manière d’agir dans la vie. Je n’aime pas faire l’amalgame entre mon travail artistique et ma vie, mais il y a forcément une filiation.

Question de curiosité: dans I Love You, les fraises Tagada sont-elles réellement empoisonnées? L’effet de la pièce serait le même si tu avais simplement prétendu, la présence du gardien défie tout spectateur de vérifier qu’elles sont empoisonnées…

Émilie Pitoiset. Who knows…!

Ton travail est empreint d’humour, mais là encore à la limite, on se demande si on doit rire ou non. Dan Graham dit que l’art est humour, est-ce que tu es d’accord avec lui, dans ton cas et en général?

Émilie Pitoiset. Dans mon cas oui c’est sûr, c’est de l’humour noir et la question se pose: est-ce qu’on a le droit de rire ou est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux rire jaune? En travaillant sur des équilibres/déséquilibres, sur des sujets qui sont parfois difficiles à appréhender, il y a un rapport à l’éthique qui se pose, qu’on le veuille ou non. Je fais les choses avec beaucoup d’humour mais sans vouloir faire rire spécialement.
Plus généralement, est-ce que l’art est humour? Pour moi, l’art est un jeu, avec ses règles — qui m’exaspèrent et  m’amusent aussi —, auquel on est libre de jouer ou pas.

Tu parles parmi tes références de Simon English, un artiste anglais, des Nursery Rhymes anglaises, tu utilises la double traduction «trouble» et «boredom» pour expliquer la notion d’ennui dans ton œuvre Punition et ton humour est proche de ce qu’on appelle communément l’humour anglais. Es-tu anglophile?

Émilie Pitoiset. Non, je suis germanophile!

Qu’est-ce qui te plaît dans la culture allemande?
Émilie Pitoiset. Dès que je le peux, je pars à Berlin pendant un mois, je m’enferme là-bas pour travailler. L’exposition a vraiment été conçue à Berlin. Quand j’y suis, j’ai vraiment l’impression de vivre en pleine histoire contemporaine, ça me pousse à franchir d’autres lignes. Je ne compte pas y vivre, surtout pas. J’ai envie de garder le fait d’y être un peu perdue. C’est pour ça que j’ai beaucoup de mal à travailler à Paris, c’est ma ville, j’y ai mes repères.

Tu n’y es pas sur la brèche.

Émilie Pitoiset. Non. Je connais très bien Berlin, j’y ai des amis, mais aller acheter du pain devient tout de suite compliqué. J’essaie de souvent me perdre où que j’aille. Je suis quelqu’un qui se perd, volontairement.

Quels sont tes projets?
Émilie Pitoiset. Je suis en train de réfléchir à de nouvelles pièces, déjà. Je digère aussi pas mal. Il y a eu beaucoup de choses en très peu de temps.

Tu disais que tu étais à un tournant avec cette exposition, ressens-tu l’envie d’entretenir cette dynamique?

Émilie Pitoiset. Oui, mais je sens aussi que j’ai besoin de la gérer, de bien assurer mes pas pour pouvoir la contrôler, je trouve que c’est encore trop frais. J’ai enchaîné beaucoup de choses et en ce moment j’évacue, je mets de la distance pour mieux revenir.

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