Christine Felten, Véronique Massinger
Embrasser le paysage, se dévisager
Flèches de Felten-Massinger
La caravane est bien sûr symbolique sinon de l’errance du moins d’une course sur les routes, à travers les régions, les pays et les paysages. Chez Felten-Massinger, la caravane, placée dans divers sites du monde (Bruxelles, Ipanema, Paris…), sert à fixer. Fixer des images, des paysages. Son emplacement savamment choisi, minutieusement calculé, elle demeure sur place un long temps, obéissant à une durée elle-même précisément comptée: le temps de fixer l’image d’un paysage. La caravane n’est plus, ici, l’habitation qui se déplace, la demeure mouvante mais elle devient une machine qui capte l’environnement, sa paroi intérieure est doublée d’une feuille photosensible, seul un trou infime sert d’objectif, est l’œil qui fixe.
Caravana obscura… camera obscura… après tout quoi de mieux qu’une caravane pour servir de chambre noire. Le résultat est un ensemble rare de photographies de très grand format, plus d’un mètre sur deux. Ces œuvres naissent d’une prouesse technique, ce qui est intéressant, mais s’il ne s’agissait que de cela, aurions-nous envie de pénétrer dans l’image ou de se laisser avaler par elle ? Aurions-nous le désir d’entendre, comme Claudel écoutait la peinture, ce qu’elle nous dit par cette vibration lumineuse qui touche les sens aussi bien que la raison ? Selon Nicolas Poussin, la fin de la peinture est la délectation, cette aristotélicienne élévation de l’âme produite par la contemplation d’une œuvre d’art. Comment, devant les photographies de Felten-Massinger, ne pas être saisi par cette délectation dont Francesco Colonna dans Le Songe de Poliphile dit qu’elle «est comme un dard étincelant» ?
Si le dessin fut, pour Léonard de Vinci, une cosa mentale, une chose mentale qui sert à penser, un produit de la raison qui produit de la raison, nous pouvons en dire tout autant de la photographie, à tout le moins des photographies de Felten-Massinger. L’image de la flèche servit au philosophe grec Zénon d’Élée, dans son fameux paradoxe, à affirmer que le mouvement n’existe pas puisque si l’on découpe sa trajectoire, comme pourrait le faire la photographie, elle est immobile à chacun de ses instants. Il ne s’agit, bien sûr, que d’un sophisme. Mais imaginons que nous puissions avoir dans une seule image tout le parcours de la flèche et que son mouvement même l’efface, que le mouvement et, partant, le temps soient fixés dans une seule image: pas besoin d’imaginer, nous avons les œuvres de Felten-Massinger.
Dans L’image-temps, Deleuze réfléchit sur «le fondement caché du temps»: «sa différenciation en deux jets, celui des présents qui passent et celui des passés qui se conservent». Il ajoute: «À la fois le temps fait passer le présent et conserve en soi le passé. Il y a donc déjà deux images-temps possible, l’une fondée sur le passé, l’autre sur le présent.» La réflexion de Felten-Massinger sur le temps est redoublée par l’aspect esthétique de leur Å“uvre: chaque photographie pourrait paraître presque ancienne, d’un autre siècle, et pourtant ces voitures stationnées au premier plan, cette piscine, cet immeuble de verre, cette usine, ce panneau publicitaire… sont bien nos contemporains, appartiennent strictement à notre époque. L’image-temps fondée sur le passé et l’image-temps fondée sur le présent se rejoignent. Pas de temps sans espace… Dans un mouvement analogue, il se dilate, étire ses limites et, comme le paysage contemplé par Leopardi dans L’Infini, incite à inventer «des espaces interminables au-delà ».
Le travail de Felten-Massinger est long. Les temps de poses, pour chaque image, peuvent être d’une journée. Le soleil se lève, décrit toute sa trajectoire dans le ciel et se couche dans leur photographie. Contrairement à ceux qui utilisent la photographie pour garder une trace de ce qui va passer, un souvenir, Felten-Massinger photographient le passage même du temps, la perte, l’oubli, l’effacement. Chaque œuvre vibre de ce qui a passé et qui n’est plus. Pour le redire autrement, le temps ne suspend pas son vol, les heures propices ou non ne suspendent pas leur cours mais le vol et le cours sont captés. Voici donc que par cette durée, les hommes comme des flèches s’effacent.
Les hommes sont présents et pourtant invisibles dans ces paysages qu’ils ont traversés, parcourus et peut-être habités. On ne distingue pas même des spectres dans ces rues, sur ces quais, sur ces chemins. Le mot «spectre» vient du latin spectrum, dérivé de specere qui signifie voir, regarder. Les hommes sont, là , ce qu’on ne voit pas. Leur lumière fut trop fugace, comme le reflet du soleil sur la pointe d’une flèche qui siffle vers sa cible. Le monde est vide. Et pourtant, à travers son absence, Felten-Massinger photographient l’humain, l’humain pris et avalé dans ce qui le conditionne définitivement, inéluctablement: le passage du temps.
La vibration qui se voit, se sent dans les œuvres de Felten-Massinger répond à nos propres tremblements, à nous spectateurs et donc seuls hommes sur cette terre. Nous voilà pris d’une délicieuse terreur qui répond à ce qu’écrit Edmund Burke, dans Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau: «La terreur est en effet dans tous les cas possibles, d’une façon plus ou moins manifeste ou implicite, le principe essentiel du sublime.» Ici, le sublime n’écrase pas ; il fait trembler avec délectation. Nous sommes attirés par l’image exactement comme ce qu’écrivait Paul Claudel d’un paysage hollandais: «C’est une route, un canal, un cours d’eau plus ou moins sinueux, qui ouvre devant nous l’étendue imaginaire par le milieu et nous invite à l’exploration. Ou encore derrière un premier plan assombri et détaillé qui se découpe en silhouette, c’est une nappe lumineuse qui vient diviser la réalité d’avec le désir et au-delà de laquelle apparaît une cité lointaine. Nous sommes introduits, j’allais dire que nous sommes aspirés, à l’intérieur de la composition et la contemplation pour nous se transforme en attrait. Où sommes-nous ?» La question se pose inlassablement, devant chaque œuvre de Felten-Massinger: où sommes-nous ?
critique
Embrasser le paysage, se dévisager