Une fois encore, l’ancien boxeur des Aurès Heddy Maalem réussit à montrer les corps puissants comme rempart contre l’insensée violence de la nature humaine. Il ne s’agit pas cette fois-ci de danser envers et contre tout, ni même de faire circuler le mouvement entre les humains. Éloge du puissant royaume est la matérialisation d’une rencontre évidente. Heddy Maalem se plait à dire qu’il a rencontré les danseurs de Krump parce qu’il les a toujours cherchés. Et il semble bien que cette danse, découverte en France après 2004 grâce au film Rize de David La Chapelle, réponde à celle développée depuis des années par le chorégraphe.
Les pratiquants du Krump incarnent ou incorporent, on ne sait plus très bien, une lancinante postmodernité. En sont-ils le signe ou le vecteur? Difficile à dire. Pourtant la genèse de cette danse, sa capacité à tenir tout à la fois de la déflagration et des tremblements intimes et contenus, lui donne le pouvoir de jouer d’une énergie très haute, de ne pas en avoir peur, de la maîtriser.
Au milieu du chaos provoqué par les émeutes raciales de 1992 à Los Angeles, Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise a été décidé. Quelques uns se sont radicalement élevés afin d’instituer les codes d’un rite nécessaire: «une sorte de louange forcenée, la contorsion brutale de celui qui refuse la camisole contemporaine», écrit Heddy Maalem. Une danse utilitaire donc, comme en connaissent les amants, les chamanes et les guerriers. Une danse créée avant-hier qui porte la puissante d’une danse immémoriale et met en corps le plus sombre des âmes. L’inscription organique d’un inconscient collectif de la violence, la projection au-dehors par des gestes saccadés et des jaillissements inattendus.
Alors, dans son univers fait de K.O. Debout, de L’Ordre de la bataille, ou de Mais le diable marche à nos côtés, Heddy Maalem les a invité à entrer, à s’approcher de sa danse très physique, percutante, non répertoriée. Lorsqu’il fait danser Jigsaw aka Twin, Crow Boy Tiger, Big Trap, Kelias aka Bijuu, Spencer ou Nach, il choisit de les déplacer, de remplacer les rythmes saccadés par des accords de guitare ou de clavecin. Il élabore avec Stéphane Martin une bande son qui mêle musique fondamentale européenne et africaine, musique traditionnelle américaine — du hip hop aux classiques gospel. Le silence a également sa part d’ombre, sa capacité d’accueil des respirations, des vibrations. Pris alors dans une lenteur contraire aux habitudes du Krump, les danseurs donnent à voir la puissance de la force accumulée. En faisant suivre les démonstrations de type battle par des moments neutres, des fresques tendres, Heddy Maalem dévoile des corps encore parcourus de tensions et de chocs électriques dans les gestes les plus fins et les rapports les plus doux. Une qualité commune avec la danse butô déjà majeure dans Mais le diable marche à nos côtés. Des êtres habités qui se raidissent — se figent — s’absentent — et fondent en un instant. L’humanité se cache là aussi.
L’espace dénudé, un sol de tissu sable, quelques projecteurs, les barres d’accroche en ombres chinoises: les danseurs sont sur un plateau devenu ring. Ils le méritent ces interprètes virtuoses qui utilisent leurs avatars comiques et cabotins dans une recherche de self-fiction qui laisse apparaître une vérité, intime et collective. Celui qui assiste à la cérémonie, qui reçoit la violence d’un corps hautement politique, est accompagné par les paroles de Twice The First Time jusqu’à un apaisement qui laisse les muscles chauds et amène chacun à désirer danser son double pour repousser la nuit et faire se lever les damnés de la terre.
«Il semblerait que le monde ait fait naître, là où on ne l’attendait pas, une danse du dedans, authentiquement spirituelle, faite pour débusquer des monstres et dire l’inarticulé des paroles rentrées dans la gorge» Heddy Maalem, mai 2012.