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Elisabeth Ballet : vie privée

Espace divisé, délimité par des sculptures jouant sur le vide et le plein, l’ouvert et le fermé. Des œuvres en forme d’architecture régies par le principe de la clôture, et rassemblées dans ce petit catalogue très « formel » conçu par les graphistes M/M.

— Éditeur : Carré d’Art, Nîmes
— Année : 2002
— Format : 22,50 x 17,50 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : non paginé
— Langues : français, anglais
— ISBN : 2-907650-27-0
— Prix : 19 €

De la relativité des places (la leçon d’Emmanuelle)
par Michel Gauthier (extrait)

« Prenons un anneau en or. Il a un trou, et ce trou est aussi essentiel à l’anneau que l’or. »
Alexandre Kojève

Dehors ou dedans. immobile ou en mouvement. En ordre ou en désordre. Vu ou voyant. Ces couples de contraires, l’œuvre d’Elisabeth Ballet semble se construire, se développer en les activant, en les mettant en scène. C’est à les repérer dans les différents avatars qui sont les leurs dans la double enfilade des salles du Carré d’Art de Nîmes, à l’occasion de l’exposition intelligemment intitulée « Vie privée », et surtout à comprendre le sens qui peut être celui de chacun d’entre eux et de leur suite articulée que les pages qui suivent vont s’employer

Nombre de pièces d’Elisabeth Ballet se présentent comme des appareils déterminant un enclos, autrement dit, comme des clôtures. Au gré des occurrences, la forme et le matériau de la clôture changent mais le principe perdure: la sculpture occupe moins un espace qu’elle interdit l’accès à une portion de l’espace, portion qui demeure vide. La sculpture se voit ainsi conférer un rôle qui n’est pas d’ordinaire le sien, puisqu’il s’agit moins pour elle de consister en un corps tentant d’exister pour lui-même que de dessiner une ligne de démarcation autour d’une parcelle d’espace. En d’autres termes, cette sculpture tend à fonctionner moins comme un objet que comme une frontière, elle cherche moins à remplir telle partie d’un lieu qu’à diviser ce dernier en deux parties: celle dont l’accès est interdit et celle, proprement triviale, qui semble n’avoir d’autre détermination que de n’être pas la première, que d’être extérieure à I’enclos.

Le parcours de « Vie privée » débute d’ailleurs avec l’un de ces dispositifs d’enceinte, au demeurant bien singulier En effet, Bande à part (2001) [cette pièce a été montré en 2001, avec des matériaux quelque peu différent, lors d’une exposition de même titre à la Matt’s Gallery, Londres] se présente comme une structure aux imposantes dimensions, constituée d’une barrière aux tubulures d’aluminium, aboutée à une construction de parpaings de hauteur similaire. La barrière circonscrit un seul grand espace; les murets, quant à eux, en délimitent quatre, beaucoup plus petits. Cependant, si cette pièce emprunte son titre à la série noire aux accents de comédie burlesque que Jean-Luc Godard réalisa en 1964, elle ne donne à ses acteurs, contrairement à celle-ci, aucun espoir de magot à ravir [On se rappelle l’histoire de Bande à part : deux copains font la connaissance d’une jeune femme qui leur révèle l’existence d’un magot chez une vieille dame. Ils décident de s’en emparer mais l’aventure tourne mal : la vieille dame et l’un des deux voleurs meurent. L’autre s’embarque avec la jeune fille vers l’Amérique du Sud pour une nouvelle vie.]. La barrière et les murets ne protègent rien d’autre que la vacance de leurs intérieurs. Deux salles plus loin, l’artiste a ménagé, avec Contrôle 3 (1996), un autre de ces espaces réservés: un grand capot de plexiglas légèrement teinté, garantissant tout à la fois les parfaites visibilité et inviolabilité d’un intérieur qui se résume en fait à une couche, sur le sol, d’un sable resté vierge de toute empreinte de pas, à la différence de celui répandu alentour, que les déplacements des spectateurs contemplant cette grande vitrine vide ne tardent pas à maculer et bouleverser [Contrôle 3 a été présenté pour la première fois en 1996, au Tramway à Glasgow, à l’occasion d’une exposition « Sugar Hiccup », avec trois autres pièces, Delta, Cale et Des idées. Le sol de la salle d’exposition avait été recouvert par l’artiste d’une épaisse couche d’un sel fin parfaitement blanc.]. Si, dans l’exposition nîmoise, Bande à part et Contrôle 3 sont les deux manifestations les plus patentes d’une conception de l’œuvre comme pur enclos, d’une pensée de la sculpture comme enceinte du vide, d’autres pièces, à leur manière, en témoignent également. Quand je regarde les deux films vidéo Schlüterstrasse et Schlüterstrasse, neige (2000), je me retrouve là aussi confronté à une construction dans laquelle je ne peux pénétrer. Ce n’est certes plus Bande à part mais Fenêtre sur cour : l’épreuve de l’extériorité reste toutefois analogue. De la même façon, les images vidéo de la pièce intitulée Vitrines, Paris-Berlin 1996/1997, qui montrent, à travers des vitrines, des espaces éclairés mais inoccupés — halls d’hôtels, bureaux, gymnases et autres espaces plus ou moins identifiés — me font me heurter à une frontière qui laisse passer le regard, non le corps, une frontière certes usuelle mais que la qualité ou, plus justement, l’absence de qualité des espaces qu’elle délimite et isole rend malgré tout un peu arbitraire et superflue.

Si les deux remarquables pièces clôturantes que sont Bande à part et Contrôle 3 suffisent à accréditer l’importance du propos — la définition de l’œuvre comme enclos et de la sculpture comme frontière —, d’autres occurrences, qu’il n’est pas inutile d’évoquer ici, l’ont aussi, chacune à sa manière, porté: et tout d’abord, que l’esprit ajoute (1988), avec sa barrière de fer forgé qui part d’un mur et, après avoir dessiné une forme sans courbe, revient à ce même mur pour fermer un espace [Cette pièce était l’une des quatre montrées par l’artiste, en 1988, à la Biennale de Venise. Les trois autres étaient Des idées, à celle qui sont précisément signifiées et par les mots. Les quatre titres constituaient une phrase intitulant l’exposition : des idées que l’esprit ajoute à celles qui sont précisément signifiées par les mots.]; mais aussi Corridor (1994) et Sculpture verte (1997), avec leurs cadres métalliques tendus de bandes de plastique; ou encore Cale (1996), et ses plateaux de bois sur crics autour d’un centre vide violemment éclairé par des néons; Delta (1996), et ses trois barrières d’acier, de formes et dimensions diverses; Boléro (1999) enfin, comme un couloir à angle droit, aux deux extrémités fermées, extensible ou compressible à la façon d’un accordéon. Dans cette évocation, un sort particulier doit être réservé à Deux bords (1993), l’une des plus étonnantes sculptures de l’artiste, présente à NÎmes : un assemblage de neuf anneaux de différents diamètres, trois en acier, quatre de forme complexe en résine moulée, un que composent huit matelas de mousse noire et un dernier, vibrant boudin de plastique gris dissimulant un ventilateur qui le maintient gonflé; ces anneaux, impeccablement suspendus grâce un ostensible jeu de câbles et de sangles s’ancrant aux murs et au plafond du lieu d’exposition, circonscrivent un espace vide et résolument inaccessible.

Toutes ces pièces l’attestent, l’activité proprement sculpturale d’Elisabeth Ballet semble avant tout se déclarer comme une dramatisation plastique de la frontière : comment rendre cette ligne de démarcation la plus efficace ? La réponse, on le devine, est largement tributaire des circonstances de l’exposition. L’exercice ne saurait qu’être difficile; car, à trop exister, à trop consister, la frontière court le risque de n’être plus perçue comme telle, c’est-à-dire comme un appareil, mais comme un objet autosuffisant. L’étonnante pièce qu’est Deux bords éclaire ce risque. La spectaculaire réussite sculpturale de cette œuvre a pour contrepartie un relatif amoindrissement de sa qualité de clôture. Ces anneaux sont si intrigants, si physiquement convaincants qu’ils font presque oublier l’espace interne qu’ils circonscrivent. Cet entre-deux où se tient ainsi l’art d’Elisabeth Ballet ne vaut d’ailleurs pas seulement de définir la difficulté pleinement assumée d’une pratique singulière, il vaut également, et peut-être surtout, comme symptôme d’une époque qui voit l’œuvre souvent hésiter entre un statut d’objet d’art au seul service de lui-même et un statut d’appareil, au service d’une activité dont elle ne serait que la médiatrice [J’ai proposé une approche de ce phénomène à partir d’une pièce de Xavier Veilhan, Le feu, dans « Hestia et Hermès », Les Cahiers du Musée national d’Art moderne n°77, automne 2001, Centre Pompidou, pp. 56-59]. Toujours est-il que l’un des moyens d’éviter à ses clôtures un pur destin d’objet, c’est d’en faire varier la forme. Car, si cette variation dépend assurément du contexte qui préside à la naissance de la pièce et témoigne d’un louable désir d’expérimentation, il répond aussi à la nécessité de conjurer le péril que ferait courir à l’entreprise la réitération d’une même formule d’enclos: la clôture perdrait son effectif pouvoir de frontière pour n’être plus que la représentation d’elle-même. Sous le double angle de l’équivocité (sculpture ou appareil ?) et du renouvellement formel, une pièce comme Bande à part est exemplaire. Du côté de la barrière, c’est l’appareil qui l’emporte; du côté du muret, plutôt la sculpture. En passant de l’un à l’autre, elle prend en compte, de surcroît, l’exigence du changement de forme.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions du Carré d’Art)

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