L’objet pour lequel Elie Faure se consume est énorme, c’est l’art de toutes les époques et de toutes les formes — tout l’art plastique tel qu’il s’expose aux yeux des hommes et dont il s’agit de faire récit. Pour cela, afin de faire partager cet amour, il faut non seulement de la méthode et des principes, mais encore du style.
Celui de Faure est lyrique et enthousiaste. Mais son lyrisme n’escamote pas la complexité d’une œuvre, et son enthousiasme est dépris de sentimentalisme.
Quant à sa méthode, elle consiste à être curieux de tout — potentiellement amant de chaque œuvre. Et si Faure indexe sa curiosité sur la chronologie, ce n’est qu’afin de ne pas perdre son lecteur, car l’art, pour Elie Faure, n’admet qu’un temps relatif — relatif à l’histoire —, son temps véritable est absolu. Le temps de l’art est un lieu, que l’historien restitue alors aux seules fins que le lecteur s’y égare et que dans cet égarement il se retrouve – présent parmi les présences.
Car le principe qui préside à l’ensemble de cette Histoire de l’art est qu’elle est une histoire de l’homme, qu’une œuvre n’est pas seulement un reflet des sociétés humaines à un moment donné de leur évolution, mais une évocation en même temps qu’une découverte de l’homme en ce qu’il a de plus humain : l’homme capable de beauté, l’homme capable de recouvrer sa dignité par l’acte de création.
C’est pourquoi, si les réflexions d’Elie Faure restent profondément influencées par la théorie des milieux d’Hyppolite Taine, théorie selon laquelle les milieux ethniques, géographiques ou sociaux déterminent les cultures, il s’en éloigne fondamentalement sur deux points : Faure considère que les mélanges et les métissages ne mettent pas un art en péril, mais qu’ils sont, au contraire, les conditions mêmes de la création artistique, leur matrice, car il envisage l’œuvre, non comme le produit docile d’un milieu donné, mais comme l’acte par lequel l’homme conteste au milieu sa toute-puissance sur lui, l’action par laquelle il crée et en créant réplique au hasard et à la nécessité.
L’œuvre d’art, pour Elie Faure, n’a pas d’autre valeur instrumentale. Lorsqu’il éduquait à l’art, lorsqu’à la Bellevilloise, du temps où elle était une coopérative ouvrière, il dispensait ses cours d’initiation dont est issue l’Histoire de l’art, il ne s’agissait pas pour lui de se servir de l’art afin d’obtenir l’adhésion de ses auditeurs, ou bien de les enrôler à quelque politique, seulement d’éclairer les images de la noblesse humaine à ceux-là même auxquels cette noblesse est refusée. Ainsi que l’écrit Martine Couturier, sa biographe, en s’excusant de l’homophonie, Faure n’a jamais considéré les artistes comme des héros du genre humain, mais comme les hérauts de l’humanité.
Parmi ces hérauts, il y a ceux qui sont des mondes car ils sont, à l’image de Rembrandt, dans tout ce qu’ils regardent, messagers de tout ce qu’ils ont vu. Il y a peu de ces « artistes-mondes». Il y a Michel-Ange, dont la grandeur est «d’avoir compris et d’avoir dit que le bonheur définitif ne nous est pas accessible, que l’humanité cherche le repos pour ne plus souffrir, et, pour ne pas mourir, se replonge dans la souffrance dès qu’elle a trouvé le repos» ; il y a Léonard de Vinci, qui a fait de ses peintures des choses naturelles car «sa peinture sans mystère est le mystère de la peinture, l’un des mystères humains» ; il y a Titien, qui «a créé la symphonie», qui est «le père de la peinture»; il y a Goya, si sauvage et subtil tout à la fois que «quand on a ouvert son cercueil, raconte Elie Faure, on y a trouvé deux squelettes…»
Il ne faudrait pas imaginer cependant que ces grandes figures occupent toute l’histoire de l’art telle que son auteur la raconte. Corot, par exemple, le modeste Corot, y est traité avec empathie et respect: «Les orages de son cœur — il en eut — ne descendent pas dans ses doigts»; Courbet avec plus de rigueur : «Il se dit homme libre et débarrassé du préjugé de l’éducation esthétique, étant lui-même à la recherche d’une culture et d’un gouvernement» ; Manet avec indulgence : «Cela chante un peu parfois, mais jamais faux».
Faure regarde avec la même acuité et la même disponibilité les œuvres de ses contemporains. Son jugement de Picasso, par exemple, «le tantôt génial et le tantôt adroit Picasso», est si lucide qu’il est devenu un lieu commun, peut-être même un trait de l’art moderne, de cet art actuel, dont Faure regrette, dans le Post-scriptum de 1935, qu’il soit « peut-être un peu trop conscient des émotions qu’il prétend éveiller».
Il y a beaucoup d’Elie Faure dans ce «peut-être», dans cette retenue du jugement, dans cette volonté très tôt énoncée d’exprimer une œuvre et de ne pas l’expliquer. C’est sans doute pour cela que son Histoire de l’art demeure aujourd’hui indispensable, du seul fait que son auteur, à aucun moment, ne cède à un système de pensée, ni sa vue au cynisme de l’œil las. « L’innocence est immortelle chez qui cherche toujours», est son ultime credo. De là aussi le peu d’estime que lui portent un certain nombre d’universitaires encore aujourd’hui, reprochant probablement moins sa prétendue absence de méthode ou cette innocence feinte, que le fait, moins avouable, que Faure n’était pas du sérail, mais médecin de formation.
Pourtant, c’est par sa liberté de regard que son œuvre majeure vaut encore aujourd’hui, par le fait qu’elle soit une histoire critique assumant cette dimension, cette faculté de juger, dont Kant disait qu’à tous les hommes elle échoit en partage. C’est dans l’esprit de Kant que l’Histoire de l’art d’Elie Faure engage à voir une œuvre plus qu’à la décrypter, qu’elle enjoint à chacun de s’y regarder sans craindre de ne pas s’y retrouver, mais en redoutant, au contraire, de s’y découvrir là tout entier : un parmi les hommes, telles qu’aux yeux de chacun ils apparaissent, misérables et aimants.
Elie Faure, Histoire de l’art. Editions Bartillat, 2010.
1184 pages, 30 €.
NB : Cette édition n’inclut pas les deux tomes de L’Esprit des formes, qui prolongent l’Histoire de l’art sur un plan plus réflexif, volumes qui restent cependant accessibles en Folio Gallimard, augmentés de l’excellent dossier réalisé par Martine Courtois.