Né à Paris en 1905, Eli Lotar grandit en Roumanie et retourne dans la capitale française à dix-neuf ans, rêvant de devenir une vedette de cinéma. Sa rencontre avec Germaine Krull, pionnière des avant-gardes et de la Nouvelle Vision, va toutefois, dans un premier temps, l’orienter vers la photographie. L’artiste allemande initie en effet Eli Lotar à la technique photographique, et lui prête même son Icarette afin qu’il réalise ses premières images. Un temps moderniste, à l’instar de Krull, le parcours d’Eli Lotar est pourtant fluent.
Du surréalisme au documentaire
L’exposition du Jeu de Paume retrace ainsi sa carrière qui oscille ensuite entre surréalisme, flâneries urbaines, voyages et photoreportages. Elle montre surtout l’importance que revêtent le cinéma et le documentaire pour Eli Lotar, notamment pour diffuser ses opinions politiques et mettre l’image (animée ou fixe) au service d’un discours humaniste.
L’œuvre d’Eli Lotar nous a cependant un peu déroutés. Car comme le signale très justement Clément Chéroux dans le catalogue de l’exposition: «Lotar échappait aux traditionnels critères d’évaluation de l’histoire de l’art. Pas de sujet de prédilection comme les architectures métalliques de Krull, de manière d’opérer reconnaissable entre toutes comme l’instant décisif de Cartier-Bresson, ou d’invention formelle marquante comme le photogramme de Man Ray.» Loin de vouloir le hiérarchiser par rapport à ses pairs, il nous aura été néanmoins difficile de cristalliser «un style Lotar» – sans que cela nous empêche de reconnaître son importance dans l’histoire du médium.
Modernisme et Nouvelle Vision
Dans un premier temps, Eli Lotar s’inscrit de plain-pied dans la modernité de la fin des années 1920, où l’on admire la technique, la mécanique et les progrès que semblent promettre ces avancées. Eli Lotar adopte non seulement les sujets de prédilection des avant-gardes (Tour Eiffel, locomotive, avion…) incarnant cette modernité technique, mais il se familiarise aussi avec les principes esthétiques de la Nouvelle Vision (gros plans, contre plongée vertigineuse sur la Dame de Fer, décadrage d’une locomotive photographiée frontalement). Son vocabulaire se géométrise même, ou tend vers l’abstraction, lorsqu’il se focalise sur des réseaux de câbles ou les poutres croisées de la Tour Eiffel.
Plus intéressant encore, la photographie n’est plus considérée comme un simple enregistrement du réel. Elle devient un outil d’exploration et de «révélation» de celui-ci, au point de redessiner les frontières entre le visible et l’invisible, selon les dires du critique Pierre Bost («découvrir dans l’objet connu, l’objet inconnu»).
Mais au-delà de la Nouvelle Vision, l’approche d’Eli Lotar apparaît franchement singulière. Son reportage sur la Foire de Paris de 1928 adopte un point de vue totalement inhabituel sur la foule et le peuple parisien. S’inspirant du cinéma d’avant-garde, ces photos déroutantes se focalisent sur les pieds des visiteurs – quoique l’on regrette l’accrochage qui nous a paru bien trop bas pour pouvoir pleinement profiter de ces images. Les pointes des chaussures indiquent des directions partant en tout sens, et accentuent l’impression de dynamisme et de désordre qui se dégage de la foule.
Photographe de rues
On retrouve aussi un Eli Lotar arpenteur des rues parisiennes, dont l’esthétique semble offrir une synthèse entre Eugène Atget, Henri Cartier-Bresson ou le surréalisme. S’il n’est en aucun cas question d’«instant décisif» chez Eli Lotar, certaines vues font écho aux cadrages ou aux ambiances de Cartier-Bresson. Eli Lotar photographie des escaliers, des rues pittoresques de Madrid ou de l’île de Syra, comme lorsque «l’œil du siècle» traversait le Sud de l’Europe au début des années 1930. A Lisbonne, Eli Lotar capture la devanture d’une boutique dont l’ampoule se télescope avec la tête des passants, comme le rideau de Livourne chez Cartier-Bresson qui se substitue au visage d’un liseur de journaux.
Certaines coïncidences sont ainsi assez frappantes. Mais on remarque encore qu’Eli Lotar sait toujours manier les principes de la Nouvelle Vision, comme quand il propose des vues surplombantes de Paris ou du Pont Neuf afin de mettre en évidence les lignes et les courbes des rues, des rails des tramways, ou offrir une vue d’ensemble sur la foule.
On décèle également du surréalisme dans ses images, avec quelques collages qui font écho à «l’étrangeté du quotidien» chère à André Breton. Une paire de jambes coupées nous rappelle la fascination des surréalistes pour les mannequins d’Hans Bellmer, et le photoreportage d’Eli Lotar sur les abattoirs de la Villette, qui demeure son plus connu, nous montre des fragments d’animaux et des carcasses illustrant la thématique surréaliste de la chair et des viscères.
L’ombre d’Atget
Aussi, les rapprochements avec Eugène Atget ne manqueraient pas de pertinence. La commissaire Damarice Amao explique d’ailleurs: «Eli Lotar paraît s’inscrire dans les pas d’Atget sans que l’on sache à ce jour si cela fut un choix totalement assumé de sa part.» On rencontre effectivement des vues pittoresques des rues de Paris, une atmosphère parfois vide, inquiétante, une ambiance pleine de noirceur et de misère, une empathie pour les démunis (photoreportage à Aubervilliers, images des prostituées du Bois de Boulogne), à l’instar d’Atget qui allait à la rencontre des chiffonniers de la Porte de Clichy et nous montrait leurs conditions de vie exécrables.
Parmi les collages d’Eli Lotar on découvre des vues futuristes de Paris (Metropolis de Fritz Lang n’est pas loin!), où le photographe imagine à quoi pourrait ressembler la ville à l’aube des années 2000, avec des ponts ou des structures métalliques entourant l’Arc de Triomphe et Montmartre. Enfin, plus que ses photos de Grèce ou de navires, qui ressemblent parfois au transbordeur de Marseille chez Laszlo Moholy-Nagy et Germaine Krull, plus que ses photomontages décalés pour le théâtre loufoque d’Alfred Jarry, ou ses images pétillantes des coulisses des cabarets qui ne manqueront pas d’inspirer Diane Arbus ou Federico Fellini, c’est l’engagement d’Eli Lotar dans le documentaire et le cinéma à caractère social qui est le plus marquant.
Un engagement humaniste
Chez Eli Lotar, l’image se départit finalement du vocabulaire moderniste pour se mettre au service d’un discours social, militant, engagé. Elle perd en originalité pour gagner en efficacité et nourrir une rhétorique politique. Pour son film sur Aubervilliers, Eli Lotar répond par exemple à une commande du maire communiste de la ville qui souligne l’impact négatif de l’ancien maire Laval, sinistre collaborateur sous Vichy, sur l’état de la commune. Le documentaire s’accompagne également de la voix de Prévert, et les photos d’Eli Lotar illustrent, en parallèle de son film, un texte aux accents humanistes: «Comment donner à chaque enfant la plénitude de son existence pour lui et pour la société?», peut-on lire.
Ainsi, Eli Lotar contribue à de nombreux films, et épaule notamment Luis Bunuel dans son seul et unique documentaire qu’il consacre aux habitants de la région de Las Hurdas, en Espagne, et qui se trouvera censuré en pleine montée du fascisme. Membre de l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires, Eli Lotar prend ouvertement parti pour les mouvements humanistes ou le Front Populaire des années 1930. Les enfants, crasseux, aux mines maigres, sont vêtus de haillons. Les maisons de pierre aux toits en ardoise, sous une lumière aveuglante, sont rustiques. Il s’agit de dénoncer les dures conditions de vie du peuple, et les questions du logement ou de l’éducation apparaissent primordiales. On remarque encore des scènes de manifestation, poings levés, et de liesse dans les rues de Madrid lors de la victoire du Frente Popular. L’humanisme d’Eli Lotar prend pour sujet des groupes sociaux (et non l’individu petit-bourgeois), et montre que l’homme peut se fondre dans un collectif et aspirer (voire réaliser) à un idéal de solidarité et d’égalité.