La synergie indéfectible entre la danse et la musique, l’assurance souveraine de Fase et Rosas danst Rosas, premières créations d’Anne Teresa de Keersmaeker, se délitent, laissent la place au flottement, à l’hésitation, au dépouillement, autant de gestes créateurs forts et assumés, qui vont de pair avec une remise en question radicale et fertile.
Créée en 1984, Elena’s Aria marque un moment charnière dans le parcours de la chorégraphe flamande. Ce courant souterrain qui traverse en profondeur toute une œuvre d’une éclatante clarté, refait surface dans des pièces récentes comme En attendant et Cesena qui s’en nourrissent.
En ligne de mire, le degré zéro de la représentation. C’est tout d’abord une expérience du temps que nous propose Anne Teresa de Keersmaeker et le temps de son air, étiré, élastique, placé sous le sceau d’une attente obstinée, rythmée par des jeux sérieux, cruels et solitaires des cinq femmes, devient lentement le notre, se déploie en cercles concentriques qui vont graduellement vers un épuisement de l’être.
L’absence se dit avec des mots qui peinent à la nommer dans des litanies lancinantes, se traduit surtout dans l’atmosphère désabusée d’un ballroom de province où les rangées de chaises vides crient son nom. Des ombres blafardes creusent ces silhouettes de femmes aux talons hauts et aux robes moulantes régulièrement retroussées d’un geste tordu, quasi-hystérique.
L’élégance et le minimalisme d’une danse qui ressasse avec ténacité les mêmes mouvements, tour à tour vifs, langoureux, défaillants, rendent plus saillantes les crispations de ces êtres en errance. L’abîme se creuse sous leurs pas avec une acuité qui rappelle l’écriture clinique de Marguerite Duras. Une indicible pesanteur déteint sur ces corps gagnés lentement pas l’inertie. Le Ravissement de Lol V. Stein installe son emprise sur le plateau du Théâtre de la Ville, le pousse au bord de la stase.
Le monde extérieur s’engouffre dans cet univers confiné. Sa rumeur insistante est portée par des bribes de discours de Che Guevara, un brin désuets car assombris par un désenchantement contemporain, par le crépitement des images en noir et blanc, paradoxalement actuelles et parlantes: on brule les ponts, on dynamite les bâtiments de l’intérieur, on assiste à l’écroulement des barres. Le monde d’après le 11 septembre se dessine en creux, entraîné par le bruit sourd d’un projecteur 16 mm. Signe de la puissance visionnaire d’un acte créateur, la grande histoire se fait l’écho des cataclysmes intérieurs, des effondrements intimes. Les chaises vides font désormais face au public, signe d’une absence qui lui est entièrement adressée.
Elena’s Aria est portée par une musique silencieuse, diffuse, rythmée par les évolutions itératives des cinq interprètes. Des airs lyriques font irruption dans une atmosphère déjà chargée d’une extraordinaire électricité statique. Le grésillement d’infimes et anciennes poussières lovées dans les sillons d’un disque d’époque confère un grain inouï à cet enregistrement rare, orchestrent imparablement le débordement d’affects.
Les voix se rencontrent, se chevauchent, se répondent, accrochent l’oreille, acquièrent des tessitures surprenantes, un corps terrible, qui éclipse les danseuses en proie à la tourmente. Le rideau tombe, l’espace se rétrécit, la proximité avec le public est saisissante. Anne Teresa de Keersmaeker entame, avec cette dernière respiration de sa pièce, un mouvement de ressac à la fois ample, vague et puissant qui nous entraîne dans un temps qui n’est plus le nôtre, un temps pur, d’une blancheur d’os, dirait Marguerite Duras.