Si Bagouet avait ce don de surprendre à chacune de ses créations, laissant derrière lui un répertoire aussi marquant qu’hétéroclite, il est des chorégraphes qui, au contraire, cherchent moins à changer de recette qu’à resservir le même plat à différentes sauces. Angelin Preljocaj en est une figure actuelle éminente, et pour cause : il nous donne à voir, à chaque pièce, à travers chaque interprète, dans chacun de leur mouvement, du Angelin Preljocaj. Avec le succès que l’on connaît : partout où le « Ballet Preljocaj » se déplace, il fait salle comble – et le public, qui est précisément venu voir « Du Preljocaj », en redemande.
Mais le Preljocaj, qu’est-ce alors ? « De la danse contemporaine » — c’est la première réponse qui vient à l’esprit. Bien. C’est-à -dire ? C’est-à -dire des danseuses qui ne sont pas en tutu et en pointe, des danseurs qui ne sont pas en fuseaux, des gestes bizarres, apparemment sans sens, sur de la musique elle aussi bizarre, aux harmonies rompues. Dans ce cas. Alors effectivement, prenez douze athlètes, des costumes transparents, un peu de lumière, un semblant de décor mystico-science-fictionnel (des pans de mur desquels se détache en pointillés lumineux la silhouette de chacun des athlètes), le Sonntags-Abschied de Stockhausen — et surtout : apprenez-leur à compter jusqu’à huit de façon enchaînée, et à mémoriser une série de gestes d’à peu près trois quart d’heures. Vous avez Eldorado, la dernière pièce d’Angelin Preljocaj, en ce moment au Théâtre de la Ville (précédée de deux duos, Annonciation et Centaures : trois pièces pour le prix d’une, ça vaut le coup ; tee-shirts et dvds en vente à la sortie).
Beaucoup de mouvement, pas le temps de s’ennuyer — en théorie, car au bout de cinq minutes, de fait, on a tout vu. Commence alors une longue attente, dont la vertu est au moins de susciter l’étonnement, devant tant d’assurance : pour qui, pour quoi s’agitent ces marionnettes ? Qu’est-ce qu’un danseur de danse contemporaine s’il est réduit à n’être qu’un interprète ne participant pas au processus de création, n’y laissant pas son empreinte ? Même Bryan Joubert a plus de présence…
Qu’est-ce qu’une danse contemporaine qui, à aucun moment, n’interrogerait le rapport variant du corps à la gravité, travaillant et déplaçant ainsi sans cesse son organicité ? Ici, tout n’est que mouvement des extrémités, bras et jambes ; la tête reste toujours une tête, bien à la verticale sur ses épaules — plutôt que, par exemple, jouant le rôle d’un poids qui roulerait, emmènerait le corps vers d’autres horizons. A quoi peut prétendre une pièce d’art contemporain si elle n’interroge ni le rapport au spectateur (à qui est offert un « numéro » de danse), à l’espace et au temps (pure et simple synchronie entre les interprètes, jeu de lumière aussi inexistant que fade — pour ne citer que cela), ni le lien à la musique (on danse sur un morceau, comme en danse classique) ? Quel est le sens, enfin, d’une création qui ne serait pas d’un certain point de vue une expérimentation ?
Preljocaj est à la fois partout et nulle part, c’est lui qui danse chacun des gestes qu’on voit s’exécuter sous nos yeux, mais ce n’est pas lui. Peut-être commencerait-on à aborder la danse s’il assumait enfin ce que sont ses pièces : un morceau du solo d’Angelin Preljocaj.
20h30
Annonciation (1995), pour 2 danseuses
— Chorégraphie et scénographie : Angelin Preljocaj
— Musique : Stéphane Roy, Crystal Music, Antonio Vivaldi, Magnificat
— Interprétation : Ensemble international de Lausanne dirigé par Michel Corboz
— Lumières : Jacques Chatelet
— Costumes : Nathalie Sanson
Centaures (1998), pour 2 danseurs
— Chorégraphie : Angelin Preljocaj
— Musique : György Ligeti
— Costumes : Caroline Anteski
Eldorado, création pour 12 danseurs
— Chorégraphie : Angelin Preljocaj
— Musique : Karlheinz Stockhausen, Sonntags-Abschied
— Scénographie et costumes : Nicole Tran Ba Vang
— Lumières : Cécile Giovansili et Angelin Preljocaj