Israel Galván a habitué le public — aficionados du flamenco et autres amateurs de danse contemporaine — à ses audaces, en poussant dans leurs retranchements les codes du vénérable arte flamenco. Il a dansé un solo sans autre musique que celle de son corps assumant à lui seul les énergies qui naissent habituellement des échanges avec la musique, ne serait ce qu’une guitare ou des palmas ; il sait s’entourer par ailleurs, pour ses créations, des noms les plus respectés du cante jondo.
Cette fois-ci, il mesure son corps à L’Apocalypse de Jean, l’un des textes les plus troubles et inquiétants de l’histoire de la civilisation occidentale. D’un geste effronté et sublime, il conjure les sorts, foule des pieds les interdits d’un milieu à la religiosité parfois mêlée de superstition, danse l’impensable, jusque dans le cercueil. Il ne s’agit pas d’une transposition ou d’une adaptation, le texte fait son chemin secret, éclate en images fulgurantes ou en rythmes excessifs. Israel Galván met son corps en résonance avec les versets bibliques, les cantos – seguiriyas, saetas, villancicos et autres verdiales – le soutiennent et le portent dans son énergie furieuse, contenue pour mieux éclater dans des séquences foudroyantes. Le texte canonique se meut en chants adoucis ou acérés, riches de par le vécu d’une ferveur aux confins du paganisme.
L’Apocalypse n’est pourtant jamais bien loin, elle se fait sentir dans l’urgence de chaque instant de danse, dans l’excès de chaque zapateado. Elle est ancrée dans le présent par la lettre-vidéo dansée de Yalda Younès, martelée «au rythme de tes pas», des pas appris de Galván lui-même. C’est une adresse poignante et intime d’une femme libanaise qui danse en flamenco la mémoire de son père sur le son des mitraillettes, des bombes et des roquettes. Il y va de la guerre, de la mémoire, mais le présent rattrape les pires peurs, et ne laisse pas le temps du deuil se faire. Il y va de la mort: danser la mort.
Pour ce faire, Israël Galván convoque tout d’abord le corps du bûto. En guise de prologue, il danse pieds nus sur un lit de sable, pantalon retroussé, sans chemise, une danse basse et pâteuse qui a pour seul témoin et compagnon le masque grotesque qu’il ôte de son visage. Il jette du sable, annonçant le terrible déchaînement qui va s’en suivre dans le registre si maîtrisé et délirant d’un flamenco porté au-delà de la virtuosité. Il danse sur des planches qui bougent, un nuage de poussière amplifie l’effet de cataclysme tellurique. Galván fait littéralement trembler le sol sous ses pieds — sa force de frappe est incroyable, même atténuée par les ressorts. Il frappe encore plus fort, encore plus rapide.
Des tombes s’ouvrent béantes. Nous sommes en plein coeur de l’imagerie apocalyptique. Visage couvert, parures de femme, buste voluptueux en avant, « Babylone la Grande, la mère des fornications et des abominations de la terre » (Apocalypse de Jean, 17, 5) s’avance balançant des hanches et arc-boutant les bras. Israel Galvan danse la femme, femme de la perte, femme aussi perdue dans les spasmes convulsifs de la tarentella. Tout comme il donne corps à la danse rythmée, agonique d’un taranto montagnard ou il observe des cortes (arrêts), très marqués de la tauromachie, suscitant la réaction du public électrisé. L’arrêt n’est jamais que la suite du mouvement et le prélude d’un nouveau geste, moment tendu où le sort du monde peut basculer.
Le chant puissant d’Inés Bacan est rongé par les sonorités amplifiées d’un groupe de rock, porté par la guitare, les percussions et palmas d’Alfredo Lagos, José Carrasco et Bobote. Israël Galván n’est pas seul, il est entouré dans des mises en scène qui par moments frôlent l’excès. Et pourtant le souffle de la salle comme d’une seule personne se coupe lors de la séquence finale, zapateado qui piétine la mort à même l’espace confiné d’un cercueil.
Le philosophe Georges Didi-Huberman a consacré un magnifique essai au travail d’Israel Galván, évoquant notamment sa pièce Arena. Il faut se garder de toute paraphrase, et renvoyer les lecteurs au texte pour qu’ils puissent y chercher, depuis leur propre intériorité, comme y invite Didi-Huberman, des ponts avec cette nouvelle œuvre qui oscille entre l’iconoclasme le plus essentiel et la déferlante des images.
— Chorégraphie: Israel Galván
— Direction artistique: Pedro G.
— Mise en scène: Txiki Berraondo
— Lumières: Ruben Camacho
— Son: Félix Vázquez
— Décors et accessoires: Pablo Pujol, Pepe Barea
— Costumes: Soledad Molina (Mangas Verdes)
— Répétiteur: Marco De Ana
— Conseiller danse butô: Atsushi Takenouchi
— Avec: Inés Bácan, Juan José Amador, Alfredo Lagos, José Carrasco, Bobote, EloÃsa Cantón, Marco Serrato «Orthodox », Ricardo Jimenez «Orthodox », Borja DÃaz «Orthodox », Anatonio Moreno «Proyecto Lorca», Juan Jiménez Alba «Proyecto Lorca»