DANSE | SPECTACLE

Einstein on the beach

16 Mar - 18 Mar 2012

Au-delà d’un spectacle, Einstein on the beach est une expérience inédite, bousculant et transgressant toutes les normes de la perception. D’une durée de cinq heures, cet opéra en quatre actes de Robert Wilson, Philip Glass et Lucinda Childs englobe en lui, non seulement toute l’inventivité et le foisonnement artistique du New York des années 70, mais en est l’apothéose, le point d’orgue.

Lucinda Childs, Robert Wilson, Philipp Glass
Einstein on the beach

Einstein on the beach, une autre espace-temps, par Guy Scarpetta, romancier, essayiste et critique d’art

Einstein on the beach n’est pas un spectacle, fût-il mythique, mais un événement. Tel était, du moins, le sentiment de ceux qui ont assisté à sa création, pendant l’été 1976, au Festival d’Avignon: la certitude d’avoir vécu quelque chose d’unique, l’intuition qu’il y avait là, sur scène, un phénomène irréversible ; et que rien, dans le domaine du théâtre ou de l’opéra, ne serait plus jamais comme avant.
Einstein on the beach, en premier lieu, est inséparable de son contexte: l’exceptionnelle effervescence créatrice qui régnait à New York, en ces années-là, dans le théâtre, la danse, la musique, les performances. La façon dont toutes ces pratiques se confrontaient, s’interrogeaient réciproquement, dans un processus de décloisonnement auquel participaient aussi les avancées les plus innovantes des arts plastiques (ce qui s’était focalisé dans le légendaire Judson Church Dance Theater : non pas dans la perspective d’une «œuvre d’art totale», d’une esthétique homogène et généralisée, mais plutôt dans tout un jeu de défis lancés d’un art à un autre, de transferts, d’interactions.

Ici, en l’occurrence, s’opérait la conjonction entre l’art scénique de Bob Wilson, la musique répétitive de Phil Glass, et la danse, répétitive elle aussi, poussant paradoxalement le minimalisme jusqu’au vertige, d’Andy De Groat – qui sera relayée, dans les reprises ultérieures (celle de 1992 et celle d’aujourd’hui), par Lucinda Childs, apportant à l’ensemble l’énergie et la fluidité de son style singulier, sans rien altérer, cependant, de l’esprit de la chorégraphie initiale.
Einstein on the beach est un ensemble ouvert, disjonctif, d’une “réunion non synthétique” où chacun des codes convoqués sur la scène possédait une grande marge d’autonomie, comme si les couches de signes mobilisées (visuelles, mobiles, sonores : Wilson parlait d’une composition par “system of layers”) glissaient les unes sur les autres, sans hiérarchie, et en ménageant des écarts, des disjonctions. Ou plutôt : comme si le code ancien de l’opéra ou du spectacle musical s’était décomposé, et se recomposait sous nos yeux, autrement, à partir d’un découpage temporel et rythmique commun, en inventant les modalités d’une nouvelle polyphonie touchant tous les sens à la fois.

D’où un remaniement de tous les paramètres anciens du spectacle. Cette façon de traiter le temps comme un matériau, et non plus comme le résultat arbitraire des actions scéniques, de le dilater jusqu’à entraîner l’espace entier dans sa démesure.

Tout cela sans fin ponctué et relancé par le tournoiement ivre et incessant de la danse, la pluie répétitive et chiffrée de la musique, les gestes minimaux et comme obsédants des acteurs. Sans oublier le caractère irrésistiblement envoûtant de ces tableaux mouvants, comme surgis d’un univers parallèle – et nous projetant dans un autre espace-temps, dans une autre gravitation.

Aujourd’hui, c’est-à-dire en une période où les années 70 (fabuleuse époque d’ouvertures en tous sens, et pas seulement dans le domaine des arts scéniques) sont assez généralement dénigrées, caricaturées, discréditées, comme sous l’effet d’une restauration systématique – à laquelle il serait vain de penser que les arts scéniques, pour le coup, puissent échapper… Eh bien, sans doute un tel spectacle permettra-t-il de ressusciter cette ouverture, cette formidable liberté, au-delà des préjugés rétroactifs. Certes, la force d’innovation d’Einstein on the beach risque de ne pas être ressentie aussi intensément qu’en 1976 – ne serait-ce que parce que les effets visuels inventés par Wilson se sont, depuis, largement imposés, et sans doute même un peu émoussés, et que la musique répétitive fait désormais partie de l’environnement sonore auquel nous sommes accoutumés… Il n’en reste pas moins que l’on peut parier sur l’effet de fascination ou de magie d’un tel spectacle, demeuré intact (si tant est que l’expérience perceptive vertigineuse à laquelle il convie peut parfaitement se propager et se renouveler de génération en génération). Si bien qu’Einstein on the beach, en quelque sorte, pourra à la fois être perçu comme un spectacle phare de ces années 70 (dont il représente certainement, dans le champ du théâtre ou de l’opéra, l’apothéose, le point culminant) – et aussi comme un spectacle possédant la puissance de bouleversement et la souveraineté d’une œuvre classique, pouvant prétendre à l’éternité.

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