Depuis cinq ans, ces deux artistes élaborent des «scénographies plastiques» qui se fondent sur des références implicites à des champs multiples de l’histoire de l’art: du classicisme au baroque, de la scène de genre au tableau religieux, de l’art anciens à l’art contemporain. Ce travail se situe à la lisière de plusieurs disciplines, qu’il conjugue sur un mode elliptique: chorégraphie, photographie, scénographie et arts plastiques sont simultanément convoqués.
Le couple se filme ou se photographie à l’occasion de séances de poses en solitaires, poses qui induisent chez le spectateur un état paradoxal de reconnaissance et d’incertitude. Oscillant entre humour et austérité, exhibition d’une complicité amoureuse, et prises de positions publiques, les scénographies de P&G sont toujours réalisées avec une maîtrise impressionnante.
Difficile, bien sûr, de ne pas être tenté par une comparaison avec les travaux de cet autre couple d’artistes qui pratique l’auto mise en scène, que sont Gilbert & George. On pense notamment aux Sculptures vivantes par lesquelles les deux britanniques se sont fait connaître sur la scène de l’art. Il semble toutefois que cette proximité soit à la fois assumée et contrôlée.
Cette année, la justesse de la performance tient pour beaucoup à son inscription dans le projet d’ensemble de la présentation collective mise en place par le commissaire Pierre Bal-Blanc: «Réunie sous le titre La Monnaie vivante, tiré du livre de Pierre Klossowski sur le corps inscrit dans le champ de la valeur, cette exposition est une interprétation libre de cet essai philosophique et poétique. Elle place ce texte comme l’horizon théorique de ces œuvres et redistribue les limites du corps dans l’espace».
Un tel éclairage klossowskien projeté sur le travail de P&G, lui confère une tonalité inédite laissée dans l’ombre. Jusqu’ici, la dimension d’exigence et d’érudition visuelle, ou encore l’insistance sur la précision technique, enveloppait les propositions du couple d’un certain classicisme qui aurait insisté sur la valeur du «métier» ou du «savoir-faire», fût-il transdisciplinaire, des artistes.
Mais sous le patronage de Pierre Klossowki, une couleur bien plus subversive s’impose, qui pourrait être éclairée par l’analyse que Jacques Henric faisait, en 1989, de son parcours atypique: «J’ai la conviction qu’une telle œuvre, pour des raisons de fond qu’il appartient aux historiens d’art d’élucider, ne pouvait naître et se développer qu’en une époque où dominaient les nihilismes moral et esthétique, et une molle alchimie religiositaire […]. Elle est, cette œuvre, comme une sorte de troisième œil discret, venu du fond de l’esprit, et qui révèle, par le biais d’une fantasmatique très personnelle, le non-dit de l’aventure du bio-humain parlant, mais aussi rêvant, désirant, délirant […]. S’il a beaucoup vu et médité l’œuvre des grands peintres, étudié l’iconographie romaine, médiévale et baroque, c’est qu’il nourrissait déjà un double projet: livrer les actes de ce qu’il nomme modestement sa monomanie, et porter un éclairage enfin cru sur les aléas de l’histoire de l’image».
Or, quelque chose de ce double projet, alimenté à la source impérieuse d’une grande érudition visuelle, est à l’œuvre dans l’actuel accrochage de la galerie Jocelyn Wolff.
Entre la tendresse discrète de deux mains qui cherchent ensemble le meilleur équilibre entre force et abandon des corps, c’est la tension graphique explicite qui est à l’œuvre dans la série des dessins préparatoires ; entre les deux «styles» qui se cherchent, c’est toute la difficile négociation du contrat amoureux qui se dit.
Une œuvre entière pour souligner combien l’amour, tout comme l’art, n’est pas naturel: art et amour ne sont toujours qu’une difficile élaboration culturelle, tissée de renoncements, de compromis et d’exaltations, qui parient sur un dépassement du rapport sauvage des forces.
Se suspendre à deux, pour quelques secondes, au-dessus des évidences de la pesanteur, à l’horizon d’une évocation incarnée de toute l’histoire des images, c’est s’investir d’une mission, certes esthétique, mais aussi politique. Une leçon de savoir vivre l’art, à l’adresse de toute la communauté des spectateurs.
Prinz & Gholam
— Ein Ding mehr, janv. 2006. Vidéo de la performance à Micadanse, Paris.