Artiste irlandaise issue d’une famille marquée par les valeurs victoriennes, Eileen Gray apprend la peinture à la Slade School of Fine Art de Londres, et apparaît très tôt comme une jeune femme intrépide et indépendante, qui se tourne définitivement vers l’art en 1906, lorsqu’elle s’installe à Paris, rue Bonaparte.
En Angleterre, elle avait débuté un enseignement en laque, qu’elle prolonge en France auprès de Seizo Sugawara. Elle collabore alors étroitement avec le maître laqueur japonais, et compose notamment avec lui le panneau Le Magicien de la nuit, ainsi que le fauteuil Sirène acquis par Jacques Doucet. Le collectionneur et couturier français avait en effet découvert les talents d’Eileen Gray en 1913 lors du Salon des artistes décorateurs, et lui commande par la suite de nombreux objets de mobilier, dont des tables ou des paravents, où l’artiste exprime tout son talent de laqueuse et y développe une nouvelle vision du design et de la décoration.
Son travail sur les résines des bois est d’une grande beauté, et les formes qu’elle crée sont épurées, élancées, puis recouvertes de laque, épousant souvent des couleurs fauves et nocturnes. Ainsi, une grande noblesse et une grande finesse se dégagent du mobilier, faisant d’Eileen Gray une des figures les plus célébrées de l’Art Déco — sans pour autant que l’artiste revendique son appartenance au mouvement.
De 1922 à 1930, Eileen Gray poursuit ses travaux au sein de la galerie Jean Désert qu’elle fonde rue du Faubourg Saint-Honoré. De cette période riche en collaborations, on retient surtout des tapis et des projets d’installation d’appartements, dont celui de la Chambre à coucher boudoir pour Monte Carlo.
Eileen Gray s’impose alors comme une artiste prolifique et révolutionnaire. Elle ôte tous les ornements qu’elle juge inutiles, congédie les fausses dorures ou le marbre froid alors en vogue dans les décorations bourgeoises. Elle leur préfère la douceur du bois et ses reflets laqués, les étoffes soyeuses issues de ses ateliers de tissage, et cherche à donner une harmonie propre à chaque ameublement.
Surtout, sa rencontre avec Jean Badovici reste un événement déterminant dans son parcours, puisqu’elle se tourne à ce moment-là vers l’architecture. Les deux complices, entretenant une relation intime et mystérieuse, se lancent dans un projet d’envergure avec la Villa E1027 (dont le titre joue sur les initiales des deux artistes). Cette maison de bord de mer, construite sur les hauteurs de Roquebrune-Cap-Martin, s’organise autour d’une pièce principale, mais entend surtout instaurer un véritable dialogue entre les espaces intérieur et extérieur de la villa, à travers des systèmes coulissants. La villa est pensée comme un tout organique, et les ouvertures des pièces se ponctuent en fonction de la course du soleil. On y trouve également certaines des pièces les plus emblématiques d’Eileen Gray, dont le Fauteuil bibendum et le Cabinet à tiroirs pivotants.
L’artiste irlandaise se sent toutefois furieuse, en apprenant qu’à l’intérieur de la villa, certains murs ont été recouverts par de grandes fresques à l’initiative de Le Corbusier, ami de Jean Badovici. L’indépendance d’esprit et les convictions d’Eileen Gray demeurent en effet peu compatibles avec la figure tutélaire de Le Corbusier, à la fois admiratif et jaloux de ses innovations.
Eileen Gray poursuit finalement ses travaux avec la villa Tempe a Pailla qu’elle édifie à partir de ses propres plans en 1934. Elle y développe donc ses recherches dans le rapport mobilier / architecture, mais voit l’intérieur de la maison pillé lors de la Guerre Mondiale.
Si Eileen Gray se fait peu à peu oublier à partir des années 30, on redécouvre pleinement ses œuvres et l’avant-garde qui se fait sentir dans ses pièces de mobilier, avec la vente de la collection de Jacques Doucet en 1972. Méprisant les anciennes formes plastiques et les représentations d’intérieurs empruntant à la faune ou à la flore, Eileen Gray veut penser le mobilier, le design et l’architecture comme une création de nouvelles formes de vie. Les œuvres sont construites avec un souci de procurer du bien-être et du confort, se préoccupant de l’homme et de ses besoins.
Aussi, Eileen Gray soutient que la technique, la normalisation et la rationalisation des formes dépouillent les œuvres de leur âme. La technique et la mécanique ne sont pas tout lors de la création d’un objet et, d’après elle, les excès d’intellectualisme tuent le merveilleux et nous font oublier la nécessité de ressentir des émotions au contact des matériaux. L’art n’a pas vocation à répondre uniquement à des exigences commerciales, mais bien plutôt à exprimer des sensibilités humaines en prise avec le monde et l’univers.