Des photographies prises en intérieur, des scènes de groupes minutieusement composées sur des fonds unis, Édouard Levé en a fait plusieurs séries. Mais toutes présentent la même homogénéité graphique: des hommes, des femmes et des enfants, dans des postures figées de la vie quotidienne, familiale ou sociale, vécue ou fantasmée. Des arrêts sur image posés, des arrêts de précision, pour décortiquer ce que nous disent ces êtres, derrière leurs airs familiers.
Ici un verre entre collègues, là un instrument de musique, plus loin un jouet d’enfant : le visiteur est baladé en territoire connu, pour mieux s’y perdre.
Parce qu’à mesure que l’on croit saisir le sens de la scène, accumuler les indices, la lecture se révèle impossible. Plus les images nous parlent par leur universalité, plus le sens s’échappe. A la base du travail d’Édouard Levé, des personnages anonymes, sans titre, sans histoire, sans expression, que le photographe rend abstraits alors que leurs gestes semblent tout dire d’eux.
Car l’œuvre d’Édouard Levé est d’abord un travail sur la posture. Sport, vie familiale, vie politique, pornographie, sont illustrés par des attitudes profondément ancrées dans l’inconscient collectif. A force de les voir reproduites, démultipliées, elles deviennent des stéréotypes. En les faisant rejouer froidement, en les «reconstituant», Édouard Levé accentue leur dimension théâtrale.
La photographie devient le miroir qui révèle l’absurdité, l’incongruité de ces situations sociales familières. Décalquées, mises à distance par des personnages désincarnés, elles peuvent être disséquées à l’envi, et questionnées. Derrière l’ordonnancement précis des jeunes cadres en entreprise, c’est le vide des regards qui frappe, l’absence d’expression et de toute communication.
Tout comme les postures stéréotypées, les images démultipliées perdent leur sens premier et suscitent l’indifférence. Édouard Levé joue avec les scènes de nudité et de pornographie : elles ne provoquent plus le désir, n’inspirent plus la vie mais le vide.
Dans une scène de groupe de la série Fictions, six hommes en costume sombre font ainsi face à une femme quasiment nue, de dos. Le regard des spectateurs-voyeurs passe à travers, jusqu’à faire disparaître l’objet central de la photo, dont le corps dévêtu tranche pourtant dans le travail d’Édouard Levé.
Son œuvre détourne de même les poses classiques de la pornographie, pour des scènes habillées, où le sexe devient impossible, absurde. D’où l’humour derrière le malaise distillé. Comme lorsque la mort physique s’installe aussi dans les groupes, avec ces corps raides qui sortent des cadres ou ce crâne posé sur un tourne-disque et que personne ne regarde.
La galerie a fait le choix d’une installation sobre, sur murs blancs et éclairage neutre : elle renforce le contraste des noirs et blancs, et laisse surtout le public se perdre dans des énigmes insolvables. Pour mieux le renvoyer à sa propre réalité.
Publications
— Suicide, POL, Paris, 2008.
— Reconstitutions, Nicolas Chaudun, 2008.
— Amérique, Léo Scheer, 2006.
— Autoportrait, POL, Paris, 2005.
— Angoisse, Phileas Fogg, 2003.Â
Edouard Levé (Série Fictions)
— Sans titre, 2006. Photographie noir et blanc contrecollée sur Dibond. 102 x 125 cm.
— Sans titre, 2006. Photographie noir et blanc contrecollée sur Dibond. 75 x 75 cm.
— Sans titre, 2006. Photographie noir et blanc contrecollée sur Dibond. 102 x 125 cm.
— Sans titre, 2006. Photographie noir et blanc contrecollée sur Dibond. 102 x 125 cm.
— Sans titre, 2002. Photographie noir et blanc contrecollée sur Dibond. 82 x 100 cm.
— Sans titre, 2006. Photographie noir et blanc contrecollée sur Dibond. 75 x 75 cm.
— Sans titre, 2006. Photographie noir et blanc contrecollée sur Dibond. 65 x 71 cm.