Qu’ils cherchent à faire de l’art politiquement, à chambouler les visibilités dominantes, à ouvrir les images, à faire vaciller les normes esthétiques en vigueur, beaucoup d’artistes interrogent le monde, son chaos et ses devenirs, en réinventant au jour le jour, dans la période chahutée d’aujourd’hui, les façons d’entrecroiser l’art avec l’époque.
La tâche n’est certes pas aisée après plusieurs décennies de modernisme, de croyance au progrès, et de Guerre froide, c’est-à -dire de bipolarisation géopolitique, intellectuelle et artistique du monde. Elle n’est pas plus aisée aujourd’hui, où l’interactivité, la virtualité, la flexibilité, les réseaux, les communautés, les échanges, etc., sont les atours charmeurs d’un contrôle aussi puissant qu’indolore de la planète entière par les maîtres du numérique.
La tâche est encore accrue par la persistance dans les esprits d’une instrumentalisation de l’art par la politique qui a traversé tout le XXe siècle comme en témoignent deux manifestations en cours au Centre Pompidou : l’exposition «Kollektsia! Art contemporain en URSS et en Russie. 1950-2000» et le programme «Politiques de l’art».
La Révolution russe, le Réalisme socialiste, l’Internationale situationniste, l’Occupation nazie en France, l’Association des écrivains et des Artistes révolutionnaires, etc., tous ont mis l’art au service de l’action politique, militante ou révolutionnaire. Tous ont fait de l’art un outil de propagande ou de lutte politique et ont ainsi contribué à élever au rang d’un véritable genre artistique un supposé «art politique» caractérisé par des «contenus politiques» explicites. En oubliant que «la forme, c’est du contenu sédimenté» (Theodor Adorno), qu’elle est productrice d’effets politiquement (et singulièrement) opératoires.
Si l’art peut être politique ce n’est donc jamais de façon directement explicite, mais plutôt sur le mode «micropolitique» d’un flux qui, selon Deleuze et Guattari, «implique toujours quelque chose qui tend à échapper aux codes, à s’échapper des codes». L’art peut donc être politique, mais à l’opposé d’un contenu ossifié, mais à l’encontre des normes esthétiques surcodées par l’histoire de l’art, mais à rebours des tentatives de son instrumentalisation (macro)politique par les différents pouvoirs (lesquels se sont aujourd’hui déplacé du côté de la finance, du marché, du contrôle).
Par exemple, dans le dernier quart du XIXe siècle, à l’époque de l’industrialisation du monde occidental, l’Impressionnisme a, par delà la moindre la volonté des artistes et de la moindre instrumentalisation des œuvres, exercé une action politique forte en accordant les regards, les images et les visibilités avec l’époque. Cela en rompant avec la peinture académique qui, elle, idéalisait un passé mythique, célébrait la beauté idéale de modèles transcendants, et qui était hantée par la présence invisible de légendes et de mythes. Face à cette peinture qui évoluait dans un ailleurs spatio-temporel et symbolique, l’Impressionnisme a inscrit la peinture dans l’ici et maintenant du monde.
A l’inverse de la peinture classique, mais à l’unisson de la photo qui bénéficiait alors d’une intense actualité, l’Impressionnisme a ouvert une large bréche dans l’art. L’imaginaire a fait place à la perception, le passé et la mémoire à la présence, le lointain mythique à la réalité visible, la transcendance à l’immanence, et l’éternel à l’éphémère.
L’Impressionnisme, cet art de la saisie, de la rapidité du geste, de la capture des actions fugitives plus que de la description des choses, s’est déployé dans le sillage de la photo instantanée, et plus largement dans celui de la modernité du XIXe siècle. Il a fait dériver la peinture dans ses formes et ses fonctionnements symboliques, et vaciller l’édifice institutionnel de l’art, en résonance avec la modernité naissante. Avec la photographie, mais aussi contre elle.
Contre la photographie, notamment avec Manet (Le Joueur de fifre, 1866) puis Monet (la série Les Nymphéas) dont les œuvres ont procédé à l’effacement de la perspective, c’est-à -dire à l’avènement de la planéité qui prévaudra dans la peinture moderne du siècle suivant, mais qui défiait la photo en ce qu’elle portait au contraire la perspective classique à son degré ultime en la mécanisant.
Presqu’un siècle plus tard, le foisonnement des œuvres qui ont accompagné et illustré l’effervescence de Mai 68, aura été plus superficiel et plus fugace que l’action d’un mouvement tel que Supports/Surfaces dont les œuvres démontaient pièce à pièce l’édifice séculaire du tableau, et remettaient en cause son organisation souveraine. Témoignant ainsi par les moyens de l’art du surgissement d’un autre monde.
Si l’art est politique, c’est donc de façon indirecte, au travers d’une série de démarches souvent modestes, discrètes, voire involontaires, mais qui ont pour caractère de résonner aux intensités du monde. Résonner, ce n’est ni refléter, ni représenter. Encore moins agir sur le monde ou prendre position par rapport à lui. Les résonances sont des effets toujours déformés et décalés — assourdis ou amplifiés — des phénomènes.
En tout cas, les œuvres déjouent les critères d’efficacité généralement associés à l’action politique. La question de l’efficacité pratique des œuvres, de leur utilité sociale directe, de leur aptitude à mouvoir l’ordre des choses, est pleine des illusions de tous ceux qui, des avant-gardes aux idéologues totalitaires et bien au-delà , entendent instrumentaliser l’art, ou lui assigner des tâches extra-artistiques.
Or, l’art ne sait pas proposer de solutions, encore moins intervenir. Au mieux, peut-il troubler, ouvrir des possibles, inspirer «des manières de faire des mondes» (Nelson Goodman). Mais l’art ne fait pas des mondes en affichant des contenus, en se soumettant à des objectifs imposés, ou en se pliant à une nécessité de résultat. C’est indirectement, au fil du processus artistique, dans les formes et les matières des œuvres, que l’art procède à de microébranlements qui ouvrent des possibles.
André Rouillé