Tu as travaillé à partir de poussière. Pourquoi cette matière t’a-t-elle attirée?
Yuhsin U. Chang. Je m’intéresse aux matières organiques. La poussière est un ensemble de résidus rejetés, qu’on ne veut plus voir et qu’on n’apprécie pas. Mais cette dimension obscure est transformée par mon travail, qui consiste à faire ressurgir son caractère vivant. C’est aussi une réflexion sur le temps, qui s’accumule.
Il s’agit d’un travail in situ. Comment s’est-il élaboré?
Yuhsin U. Chang. Je me suis demandé quelles formes pourrait prendre la poussière selon la physionomie de l’espace environnant. C’est en effet un travail in situ, qui ne pourrait pas être déplacé dans un autre lieu sous ces formes-là . Au Palais de Tokyo, on se trouve dans un espace très haut, ouvert et dont les murs abritent des cavités. Cela m’a donné l’idée de faire un colosse de poussière qui sort par des cavités. On a la sensation d’un moment figé car cette forme s’arrête avant de toucher le sol.
Au Musée d’art moderne, l’esprit est différent. L’espace est plus délimité, notamment sous forme de pièces. Je voulais rendre l’impression d’une œuvre mobile: la forme, qui se développe en hauteur, donne l’illusion de se promener d’une pièce à l’autre.
Ce sont des installations de grande échelle mais fragiles: des particules se désagrègent et tombent progressivement au sol. Je recherche cette instabilité. A la fin de l’exposition, tout sera détruit. Ce processus reprend l’idée du cycle: la poussière prend forme, pour repartir ensuite à la poussière.
D’abord, tu as récolté de la poussière dans des sacs d’aspirateurs usagés, puis tu l’as mélangée à d’autres matériaux décomposés. Qu’est-ce qui t’intéresse dans le travail de la matière brute?
Yuhsin U. Chang. Ce qui m’intéresse dans les matières organiques, c’est leur métamorphose. J’ai toujours beaucoup apprécié le travail de Michel Blazy sur la dégénérescence des matières organiques car il réussit à exposer la vie de la matière en devenir.
Avec mes deux installations, j’ai voulu montrer que, d’apparence minuscule, les matières organiques peuvent devenir immenses en s’agglomérant. La poussière accumulée finit par former un colosse de poussière. Dans mes photographies, la notion de matière est également fondamentale. Une image double se produit selon la distance à laquelle on les regarde: de loin, les photographies représentent d’immenses paysages tandis que, de près, ce ne sont que des matières organiques. Cela crée un va-et-vient entre ce qu’on imagine et ce qu’on voit réellement.
Ton expérience personnelle de la danse japonaise du Bûto influence ton approche artistique. Peux-tu expliquer dans quel sens?
Yuhsin U. Chang. Dans cette pratique, c’est la façon de penser le monde et l’être qui m’intéresse. La danse consiste à se métamorphoser en des choses, des forces ou des êtres obscurs, c’est-à -dire en quelque chose qu’on n’a pas envie de montrer habituellement. Il s’agit de trouver la part obscure en chacun de nous et de la rendre visible. Cette philosophie a modifié mon regard sur les choses et sur les hommes. Je cherche en effet à rendre visibles des choses habituellement invisibles.
En lisant La Peste d’Antonin Artaud, j’ai retrouvé le même propos: face au danger permanent, à la misère ou à la maladie, Artaud explique que l’homme peut puiser des forces, de nouvelles possibilités de vie et d’invention.
— Yuhsin U. Chang, Poussière dans le Palais de Tokyo, 2010. Installation in situ. Poussières et matériaux divers. Environ 2 x 6 x 2,6 m.
— Yuhsin U. Chang, Poussière dans le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 2010. Installation in situ. Poussières et matériaux divers. Environ 3,5 x 2 x 3,2 m.