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Dynasty. Rebecca Digne

Rebecca Digne est l’auteur de films dont l’économie de moyens et la technique artisanale rappellent les débuts du cinéma. Plans fixes, ralentis et répétitions y orchestrent un espace poétique qui échappe au temps.

Au Palais de Tokyo, tu présentes un film muet, en noir et blanc, intitulé Matelas. L’objet éponyme en est le principal acteur. Que renferme cette iconographie pour toi?
Rebecca Digne. Un projet de film antérieur m’avait amené à faire des recherches sur les images des hystériques de l’Hôpital de la Salpêtrière. Le contraste entre les corps en pulsation et les matelas figés avait retenu toute mon attention. J’ai émis alors une hypothèse sur la notion d’hystérie comme conséquence du mouvement de la pensée sur le corps.
Cette hypothèse a ensuite décalé le sujet de mon film vers la notion de nomadisme intérieur. Comme dit Gilles Deleuze, «les nomades n’ont ni passé ni avenir, ils ont seulement des devenirs… Les nomades n’ont pas d’histoire, ils ont seulement de la géographie».
Pour moi, le matelas est le seul signe capable de relier la notion de déplacement et celle d’espace privé. Dans le film, cet objet est situé au premier plan et se tord dans tous les sens, comme s’il était vivant. Communément figé et ancré dans un espace, il est ici transfiguré par son mouvement et dénaturé dans sa définition même. La répétition d’un même plan oblige le spectateur à repenser l’objet autrement.

Au Musée d’art moderne, est projeté un autre film muet, intitulé Mains. Un jeune homme, à l’expression impénétrable, lève les mains en l’air en position d’arrestation. Quelle interaction avec le public as-tu mis en œuvre?
Rebecca Digne. Comme l’image est projetée au centre de la pièce et visible des deux côtés de l’écran, le regardeur peut rôder autour de l’image mais ne peut pas échapper à ce face-à-face. Le public est face à un homme qui, par son geste, l’appelle et l’oblige à se positionner.
Le geste des mains contient en lui l’action d’une arrestation, dans le sens de l’arrêt. Il suppose une remise en cause de l’innocence. Il introduit également le sentiment de la fragilité de la condition humaine. Le film porte en lui le souvenir d’une image christique, tout en glissant vers des questionnements actuels d’ordre politique, comme la remise en cause du territoire, du déplacement, de l’identité.
Ce qui m’a intéressée, c’est d’établir des liens directs entre ce visage et le regard du spectateur. Le visiteur pousse-t-il cet homme à mettre ses mains en l’air? La place de l’Autre est au cœur de ce dispositif: chaque partie — le visage, les mains, le spectateur — pose des questions aux autres.

La figure du jeune homme fait penser à celle du Christ. Tu as également traité d’autres thèmes plus ou moins sacrés, comme la Cérémonie du thé (2009). Y a-t-il un rapport au spirituel dans ta pratique?
Rebecca Digne. Dans cette vidéo, j’envisage la cérémonie du thé comme expérience du présent. Mon objectif était d’utiliser le mouvement pour dépasser le temporel et atteindre un niveau au-dessus de la pensée. Poser le mot «spirituel» sur mon travail est pour moi assez difficile. Je souhaite plutôt relier mes films à des valeurs et des sentiments primaires.

Les deux vidéos sont muettes. L’une est un plan fixe. L’autre est tournée en noir et blanc. Que souhaites-tu mettre en valeur par cette économie de moyens?
Rebecca Digne. L’économie de l’image est un des éléments fondamentaux de mon travail. J’enlève beaucoup de plans et mes films sont courts. Je tends vers l’épuration pour tenter de poser l’image dans l’essentiel. Ma pratique est elle-même ancrée dans une extrême précarité: je travaille de façon artisanale. Mes films sont tournés en 16mm ou en Super8. Je les développe, j’en tire les copies de travail et je les monte moi-même. Mes mains rentrent en jeu dans la fabrication de ces images. La pellicule, qui est une matière vivante, fragile et périssable, porte en elle mes préoccupations sur la condition humaine.

Quelle temporalité recherches-tu?
Rebecca Digne. Dans chacune de mes pièces, je cherche à exclure toute notion de temps, que ce soit dans le rythme, que j’essaie d’étirer au maximum, dans la répétition, dans l’environnement ou dans les vêtements. C’est une quête évidemment impossible. Mes films sont projetés en boucle de sorte que le spectateur ne puisse jamais en situer la fin ou le début. L’espace que je crée a une valeur de «résistance temporelle».

Tu as été «petite main» de Victoria Chaplin pour le Cirque invisible. En quoi ce travail consistait-il? Que t’a apporté cette expérience dans ta pratique artistique?
Rebecca Digne. Assistante de Victoria Chaplin, je me suis occupée des costumes à la régie et de l’élaboration de projets pour le spectacle lui-même. Encore adolescente, cette expérience m’a permis de me confronter à la réalité du travail et de la création. J’ai pu explorer la notion de rythme dans le spectacle, que j’ai ensuite exportée de la scène à l’écran vidéo.

— Rebecca Digne, Mains, 2010. Film 16mm, muet, couleur. Vidéoprojection.
— Rebecca Digne, Matelas, 2008. Film 16mm, muet, noir et blanc.

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