Le Palais de Tokyo et le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, ces deux grandes institutions artistiques parisiennes, qui se font face, présentent conjointement l’exposition «Dynasty». Elles ont ensemble sollicité et reçu mille dossiers d’artistes travaillant en France, âgés de moins de 35 ans. Seulement quarante ont été sélectionnés, qui exposent chacun une œuvre dans l’une et l’autre institutions. Au total 80 œuvres pour 40 artistes. Le protocole mériterait sans doute d’être interrogé, et sa rigueur d’être examinée en détail, mais là n’est pas l’essentiel. On dispose d’un échantillon que l’on peut croire assez pertinent pour saisir quelques uns des grands traits de la création émergente en France.
Qu’est-ce qu’il en ressort? Tout d’abord l’impression rassurante d’une certaine vitalité, l’évidence d’une salutaire diversité, et assurément l’affirmation de nouvelles directions. Ni la politique, ni l’intime, ni le médium ne sont directement en jeu. La photographie est rare, la peinture modestement présente, la vidéo et le cinéma en bonne position. Et les matériaux heureusement nombreux et sans limites.
Les travaux sont trop variés pour que quelques figures puissent significativement fédérer des groupes œuvres, comme le suggèrent certains rédacteurs. Non, rien de tout cela, ou si peu.
En revanche, il apparaît que de nombreuses œuvres déclinent différentes problématiques du temps.
En art, le temps est évidemment une notion assez générale. Mais à l’exposition «Dynasty», le temps n’est pas une simple dimension des œuvres, il est, pour beaucoup d’entre elles, leur objet, leur matériau et leur ressort esthétiques. Assez nettement pour que l’on tente de faire du temps un trait saillant des œuvres les plus intéressantes de l’exposition.
Plusieurs périodes de l’histoire sont très explicitement convoquées.
Au milieu d’une salle, une grande photographie de paysage estival de montagne est en son centre percée d’une fente verticale (Nicolas Milhé, Meurtrière, 2009). L’envers de l’œuvre révèle que l’image est collée sur un mur de bois en forme de meurtrière médiévale. Même dans les paysages les plus naturels, on n’échapperait donc pas, aujourd’hui, à la surveillance, cette version contemporaine de la barbarie médiévale.
Après un récit documentaire sans images, ou presque, sur la rudesse de la chirurgie militaire napoléonienne, le film Casse pipe, de Florian Pugnaire et David Raffini, procède à la reconstitution tonitruante et vigoureuse d’une bataille en costumes d’époque. Elle est suivie de la longue errance muette d’un soldat qui, outre-tombe, arrive jusqu’à aujourd’hui dans un monde sans vie, déserté, jonché de ruines de maisons, d’usines, de carcasses d’automobiles. Face au monde ainsi devenu, un mort proclame depuis son cimetière: «Je suis content d’être mort».
Les ruines et les catastrophes nourrissent également l’esthétique des peintures de Duncan Wylie, où se superposent le chaos d’Haïti après le récent séisme, des villes allemandes bombardées par les Alliés à la fin de la dernière guerre, et des désastres écologiques.
L’histoire, d’autres artistes l’exhument dans les plis mêmes des bâtiments de l’exposition, faisant émerger une épaisseur historique insoupçonnée ou refoulée, et voir et entendre dans le présent les stigmates du passé.
Afin de rappeler que les nazis ont durant l’Occupation entreposé dans les sous-sols du Palais de Tokyo des centaines de pianos confisqués aux familles juives, Laëtitia Badaut Haussmann diffuse à intervalles réguliers l’enregistrement de quelques mesures d’une sonate pour piano. Ces accords omniprésents et répétitifs hantent les salles et les esprits des drames passés.
De leur côté, Cyril Verde et Mathis Collins, qui ont suivi l’histoire des puits artésiens de Paris, proposent de réactiver un forage oublié à l’emplacement de l’actuel Palais de Tokyo, et rêvent de donner là naissance à une fontaine…
A «Dynasty», le temps c’est aussi celui de l’inachèvement de l’œuvre sédimentaire Poussière de Yuhsin U. Chang, une imposante installation in situ qui, tel un monstre de poussière grise, envahit l’espace de sa masse informe, précaire et menaçante.
Le temps de la sédimentation et de l’accumulation patiente aboutit au contraire, avec Crâne de Laurent Le Deunff, à une tête de petite taille, aux contours précis et délicats, composée d’ongles méticuleusement recueillis et assemblés pendant un an.
La représentation, en particulier photographique, a trouvé sa raison d’être dans la conjuration de l’éphémère par l’enregistrement des apparences. Gaëlle Boucand procède, elle, à une suspension symbolique du temps en recouvrant la surface de cinq sculptures par de véritables papillons collés et traités de façon à rester inaltérables dans leur forme comme dans leurs couleurs. Et à ainsi fixer et abolir l’action du temps.
C’est également avec la sculpture que Camille Henrot fait de la suspension du temps, de la prévention de ses effets, mais aussi de son irréversibilité, le motif de son art. Ses deux sculptures présentées dans l’une et l’autre parties de l’exposition ont pour origine commune une césure temporelle forte: l’événement de briser un plat de céramique de cinq mètres de diamètre. A partir de là , il s’est agi d’ériger ces deux sculptures en recollant grossièrement les morceaux, et en soutenant chacune d’elles par une béquille. Mais c’est la précarité et la fragilité qui s’en trouvent révélées, la rusticité de l’assemblage des morceaux, et bien sûr l’impossibilité à retrouver l’unité originelle de la forme. C’est l’aspect tragique de l’événement inaugural de l’œuvre.
L’arche autoportante en parpaings à trois jambes, que Vincent Ganivet érige jusqu’au plafond du Palais de Tokyo, ne tient que par un équilibre savant des forces, et ne doit sa forme qu’aux inclinaisons produites par un jeu subtil de petites cales en bois placées entre les parpaings. Cette structure à la fois imposante et techniquement rudimentaire, qui évoque les cathédrales romanes, et se situe au bord de la catastrophe de son possible écroulement, est une œuvre-temps à large spectre.
Le temps est également décliné dans les œuvres par l’usage d’anciens dispositifs techniques tels qu’une lanterne magique par Louise Hervé et Chloé Maillet, ou un radiomètre de Crookes par Pierre-Laurent Cassière. Mais c’est surtout dans les œuvres filmiques ou vidéographiques de Rebecca Digne, Cheng Yang et Mohamed Bourouissa que le temps est traité comme un matériau artistique.
Sans paroles ni sons, sans scénario, sans mouvement de caméra, sans début ni fin, le film en noir et blanc Le Matelas, de Rebecca Digne, déroule sans interruption les fluctuations lentes d’un matelas. Par son extrême minimalisme, le film n’est guère plus qu’une pulsation, une image-temps qui oppose sa temporalité propre comme un «lieu de résistance face au temps».
Dans la vidéo intitulée Instant, de Chen Yang, un vieil homme chinois allongé sur un lit est filmé immobile, en gros plan, les yeux fermés et la bouche entrouverte, sans que l’on sache vraiment s’il dort ou s’il est mort. Car l’image oscille imperceptiblement jusqu’au moment où se produit l’événement d’une courte quinte de toux, qui fait basculer l’image et découvrir la photo d’un jeune couple, accrochée sur le mur blanc au-dessus du lit. Très vite la toux s’apaise, et tout redevient dans l’ordre. On comprend que l’homme dort, que la caméra est posée sur son ventre, et que l’instant de la toux a ouvert dans l’image une longue perspective temporelle, et fait ressurgir pour un instant la vie passée du vieil homme.
La variété du matériau temporel qui se manifeste dans les travaux présentés à Dynasty est encore confirmée par la vidéo Temps mort que Mohamed Bourouissa a réalisée en demandant à un prisonnier de filmer son quotidien avec son téléphone portable. Ce qui revient à travailler esthétiquement avec le régime temporel imposé par cette institution-temps par excellence qu’est la prison. Concrètement: des images très pixellisées et floues, un film muet dans lequel les dialogues ont lieu par le biais de sms présentés à l’écran comme une version électronique des cartons des premiers temps du cinéma… Et un film-temps sur le processus dialogique de sa réalisation plus qu’un document sur la prison.
Le fait que ces œuvres travaillent aussi fortement et richement le temps pourrait bien être l’écho esthétique de l’époque présente minée par l’incertitude, le déficit d’espoir, la précarité, la stagnation, et l’absence de perspectives, voire par une forme d’amnésie et de refoulement de l’histoire, ou pire par la réhabilitation de ses aspects les plus sombres. Ce par quoi ces œuvres travaillées par le temps sont esthétiquement, plutôt que thématiquement, en résonnance avec le monde tel qu’il va. Ce par quoi elles sont esthétiquement politiques.
André Rouillé
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