Elisa Hervelin. Vos dessins s’inspirent de nombreuses sources. Qu’est-ce qui retient votre attention: leur provenance, leur contenu? Comment s’intègrent-elles dans votre processus de création?
Mélanie Delattre-Vogt. Mes dessins naissent de sources diverses qui sont souvent liées à des rencontres fortuites. Ce qui me plaît, ce sont les échanges qui peuvent se créer avec les gens. Les histoires me touchent, je collecte ce que nous pourrions nommer des vestiges. Ceux-ci prennent des formes variées: des photographies, des objets, des conversations reportées dans des carnets ou enregistrées. Il peut aussi s’agir simplement de souvenirs.
Un manuel de congélation datant des années 1970 est à la source des deux séries de dessins exécutés pour l’exposition «Dynasty». Celui-ci m’a été confié par un ami durant l’été 2009. Le sujet du livre, la manière dont il est rédigé, les photographies l’illustrant constituent une matière très riche que je peux transposer, détourner.
Il ne s’agit pas d’un banal livre de recettes de cuisine: tout ce qui allait être préparé serait ensuite congelé, pour plus tard. Imaginez donc pâtisser ou préparer un rôti pour le mettre au congélateur! Ce livre nous enseigne comment faire et même comment se procurer les meilleurs ingrédients, aux meilleurs prix, comment choisir le bon boucher ou partager des dizaines de kilogrammes de viande entre familles amies. C’est assez différent de notre conception actuelle de la congélation qui consiste à acheter des aliments ou des préparations déjà congelés. Ce marché s’est sans doute considérablement développé depuis les années 70, époque à laquelle les produits déjà congelés ne devaient pas être si courants.
Je passe beaucoup de temps à marcher, surtout la nuit. Il m’arrive donc de trouver des choses qui m’intéressent sur le bord de la route, sur les trottoirs. J’ai par exemple déniché pendant la réalisation des dessins présentés au Musée d’art moderne de la Ville de Paris un vinyle datant de 1976 de chansons d’amour irlandaises interprétées par un groupe folk italien. La couverture montre un groupe de personnes allongées dans l’herbe, certaines portant des chemises à carreaux, des blue-jeans, les cheveux longs, la moustache etc. Trouvant cette pochette amusante, j’ai décidé d’intégrer certains personnages au dessin en cours. Aussi côtoient-ils une côte de bœuf géante enveloppée dans un torchon à rayures rouges !
Le Livre de l’intranquilité, de Pessoa, est pour moi un livre clef. Je l’interroge comme on pourrait interroger les cartes. Lorsque je suis face à des interrogations liées à ma pratique ou à d’autres préoccupations, je viens y trouver des réponses, avec un certain recul. Il arrive que j’intègre les fragments prélevés au hasard dans le dessin, bien que cela soit difficilement repérable, à mon sens.
Vous pratiquez presque exclusivement le dessin. Quels sont les effets de ce médium qui vous plaisent?
Mélanie Delattre-Vogt. Le dessin me permet une appropriation presque immédiate des choses du monde. Une transcription directe de la pensée, de ce que j’ai vu, entendu, rêvé, etc. Il ne nécessite pas forcément de mettre en place de grands moyens. J’ai réalisé beaucoup de petits dessins en utilisant uniquement du crayon gris et des papiers d’origines diverses, prélevés dans de vieux agendas flamands par exemple. L’instantanéité supposée d’un dessin ne signifie pas pour autant que le temps de réalisation soit court. Le dispositif est simple, mais l’élaboration d’un dessin peut prendre des jours, des semaines.
Je ne dessine pas de manière rapide ou impulsive mais avec l’idée d’une construction. Je tente d’aller au plus profond des choses, de révéler les plus infimes aspérités de la grotte. J’ai parfois la sensation d’élaborer une histoire avec ses décors, ses protagonistes, ses accidents.
Le temps consacré au dessin est extrêmement long. C’est une autre temporalité. L’avant dessin est très important: il représente tout ce qui va venir nourrir le dessin pendant sa réalisation. Il est rare que je sache à l’avance ce que je vais dessiner. Je finis toujours par me détacher du sujet.
Vous privilégiez le crayon graphite. Parfois, quelques couleurs à l’aquarelle ou au sang apparaissent. Quelle est votre approche de la couleur, du noir et blanc?
Mélanie Delattre-Vogt. J’ai commencé à dessiner en utilisant le moins de moyens possible. Rien que des crayons gris et du papier. Puis les choses ont évolué. J’ai développé ma palette de gris, recherchant toutes sortes de marques de crayons gris différentes pour obtenir des nuances nouvelles. Cela relevait presque de la monomanie.
Les dessins se complexifiant, j’ai ensuite ressenti le besoin d’intégrer la couleur, comme pour apporter une nouvelle dimension, mais en passant toujours par le trait. J’utilise des pinceaux très fins et des pigments que je dilue à peine ou du sang pour sa consistance et sa couleur si particulière, impossible à reproduire. L’utilisation de la couleur est toujours synonyme d’expérimentation, ce qui transforme le dessin en une aventure excitante.
Dans l’exposition «Dynasty», vous exposez également un dispositif de «douche sonore». Comment êtes-vous passée du dessin au son?
Mélanie Delattre-Vogt. Ayant par ailleurs une formation de musicienne, j’ai déjà eu l’occasion de travailler le son, notamment en musique électroacoustique. Avec l’aide d’un ingénieur du son, j’ai choisi d’enregistrer 20 instructions du manuel de congélation. Celles-ci ne sont pas les mêmes que celles qui sont dessinées. Je ne souhaitais pas placer cette installation sonore à côté des dessins pour qu’il n’y ait pas de confusion possible entre ce qui serait lu et ce qui serait donné à voir. Les dessins ne doivent pas être perçus comme les illustrations des instructions lues. Je souhaitais réaliser une sorte de cellule introspective, dans laquelle l’auditeur serait plongé. Le côté invisible et impalpable de ce dispositif, le fait que l’on perçoive les sons uniquement dans un périmètre réduit et déterminé, m’a plu.
La voix, émise par la «douche sonore», énumère les instructions du manuel selon différentes modulations. Que font-elles ressortir?
Mélanie Delattre-Vogt. J’ai tenté de souligner tantôt l’humour, qui involontairement peut s’en dégager, tantôt l’atrocité et l’horreur. «C’est ainsi que lorsqu’on découpe un mouton en deux, la queue reste du côté gauche. Peu importe, on ne la mange pas!»
Pendant votre cursus, vous avez fait plusieurs recherches: l’une sur le thème de la source; l’autre sur les thèmes de l’échec et du rejet. Dans quelle mesure ces recherches sont-elles liées à votre pratique actuelle?
Mélanie Delattre-Vogt. Il s’agissait de mémoires de poïétique. La pratique plastique étant placée au centre de ces recherches, j’ai tenté, dans un premier temps, de comprendre comment s’élaborait un dessin, ce qui pouvait constituer son point de départ. C’est ainsi que peu à peu la nature des sources des dessins que je produisais s’est révélée. Il s’agissait d’images, d’objets mais également d’échanges, à la manière de jeux, mis en place avec plusieurs personnes. J’ai par exemple reçu des fragments de texte que j’ai dessinés. Il s’agissait d’une correspondance numérique. Je recevais un fragment sous forme de texte brut, sans source ni commentaire, auquel je répondais par un dessin.
Chaque jeu suppose des règles qui varient selon les participants et le contexte de réalisation. Plusieurs séries ont eu pour point de départ l’idée d’un nouveau jeu.
Lorsque j’ai commencé à introduire la couleur dans le dessin, beaucoup de problèmes techniques se sont posés. Un sentiment très fort d’échec et une forme de rejet de ce que je produisais sont apparus. Les dessins de cette période sont souvent inachevés, amputés d’une partie ou bien ils ont été totalement détruits. J’ai tenté de décortiquer ce mécanisme de destruction. Ce sont notamment les écrits de Kubin et les journaux intimes de Klee qui m’ont apporté des réponses.