Peux-tu décrire les deux œuvres que tu présentes au Palais de Tokyo et au Musée d’art moderne ?
Pour les deux pièces, je suis partie de contraintes historiques liées au lieu. Au Palais de Tokyo, l’œuvre intitulée No One Returns, N° 1 tire sa source d’un évènement dont je n’avais jamais entendu parler auparavant: il s’agit de l’opération «Meubles».
Les Nazis vidaient les appartements des familles juives déportées, dont les meubles transitaient par quatre ou cinq camps de tri à Paris pour être stockés. Sous l’Occupation et jusqu’en 1950 environ, les sous-sols du Palais de Tokyo ont servi d’espaces de stockage pour les pianos. Mon travail a consisté à organiser une performance, restée secrète, en amont de l’exposition.
Dans le sous-sol du Palais, un pianiste interprétait Musica Ricercata du compositeur juif György Ligeti. Le lieu, la friche du Palais de Tokyo, dégage une ambiance tout à fait étrange. Sur l’enregistrement, on peut entendre les battements d’ailes des oiseaux qui l’habitent, ainsi que le son des planches de skate qui résonne depuis l’extérieur.
J’ai choisi cette musique sérielle, dodécaphonique et parsemée de silences, en écho aux déficits de la mémoire sur lesquels s’est construit mon projet. C’est aussi le premier morceau du film Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, ce qui rejoint ma fascination pour le cinéma.
La bande sonore est diffusée dans l’exposition, de façon à ne pas être localisable, comme si les murs transpiraient cette histoire. Le son vient parasiter l’espace d’exposition et transformer la perception des œuvres alentours.
L’installation No One Returns, N° 2 est un cèdre planté à l’extérieur du Musée, dont l’installation a nécessité de défoncer le sol goudronné. C’est une réminiscence du cèdre bicentenaire qui se tenait devant l’ambassade de Pologne, avant d’être rasé en 1936 pour faire place au Palais. D’une information assez anecdotique, j’ai voulu faire une forme sculpturale, porteuse de mémoire et de récit.
Ces œuvres ont pour préalable une étude de terrain. Est-ce une constante dans ta pratique? Pourquoi ne restitues-tu pas le fruit de tes recherches documentaires?
Laetitia Badaut-Haussmann. Effectivement, ma pratique est basée sur des terrains d’étude. L’opération «Meubles» m’a d’abord été transmise par des rumeurs. Ensuite, j’ai mené des recherches pour trouver des images. C’était assez difficile car il n’y a pas d’archives historiques propres au Palais, dont l’histoire est chaotique et se décline entre plusieurs institutions. Par un heureux hasard, la sociologue Sarah Gennsburger venait juste d’éditer un album sur la spoliation des Juifs à Paris, ayant redécouvert des photos dans les archives fédérales allemandes de Coblence. J’ai pu la rencontrer.
Si je ne restitue pas ces documents, c’est qu’il y a pour moi une véritable autonomie de la forme par rapport au sujet de départ. Je veux m’éloigner d’une pratique purement documentaire, où le processus de recherche est partie prenante de l’œuvre. Cela dit, des informations documentaires d’ordre contextuel ont été publiées dans le magazine Palais et le catalogue de l’exposition. Ce ne sont pour moi que des pistes de lecture supplémentaires, un déploiement du projet, et non pas des étapes antérieures qui auraient guidé mes choix formels.
Du contexte, naît l’œuvre. En retour, l’œuvre agit sur le contexte. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cet aller-retour?
Laetitia Badaut-Haussmann. Je m’intéresse à la manière dont l’œuvre vient se répercuter sur le réel. L’histoire est un fil directeur. Mes œuvres cherchent à déplacer l’angle sous lequel les faits historiques sont communément rapportés, en les ré-agençant de manière dynamique. En travaillant sur l’histoire comme élément déclencheur de formes, je cherche à opérer une transformation, pour tester leur incidence sur le présent. C’est une sorte de laboratoire.
Cela rejoint ton intérêt pour le cinéma…
Laetitia Badaut-Haussmann. Le cinéma nous rapporte du passé et nous fait revenir du futur… Comme la littérature, il permet de construire et de déconstruire des histoires. Du fait de son élasticité temporelle, il ouvre des perspectives extraordinaires.
Tu as collaboré avec Jorge Pedro Nuñez, un autre artiste présent dans l’exposition «Dynasty». Quelles préoccupations avez-vous en commun?
Laetitia Badaut-Haussmann. J’ai collaboré avec Jorge pour l’installation Watts Towers présentée également dans «Dynasty». Dans ses travaux, il rassemble des objets anciens, récupérés et transformés par les usages. Comme moi, il s’intéresse aux distorsions apportées par le temps. En outre, un fort intérêt pour le cinéma nous motive tous les deux, sur des terrains cependant bien distincts. Depuis 2005, nous travaillons sur le film The Best Short Stories About Art avec Natalia Marrero et Bernard Marcadé: ce sont des propos sur l’art tirés de l’histoire du cinéma.