Elisa Hervelin. Pouvez-vous décrire les pièces que vous exposez et les liens qui les unissent?
Gaëlle Boucand. Le film documentaire Partis pour Croatan est projeté au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en plusieurs parties. Il présente une communauté de raveurs en proie à une intense expérience collective.
En parallèle, au Palais de Tokyo, je présente cinq sculptures. Elles ont été pensées en regard du film. Au cours du tournage de ce dernier, j’ai découvert un collage portant cette inscription au verso: «Ce collage est fabriqué à partir de véritables papillons. À la suite d’une mort naturelle (après 48 heures d’existence environ), ils ont été spécialement sélectionnés et traités, afin de leur rendre une vie éternelle et inaltérable dans tous les climats». C’est cette découverte qui a été à l’origine de mes sculptures.
La série des cinq sculptures est intitulée Merkabah. À quoi ce titre fait-il référence?
Gaëlle Boucand. La Merkabah, un des plus anciens thèmes de la mystique juive, a été reprise par le mouvement New Age pour aider le corps, l’âme et l’esprit à expérimenter d’autres niveaux de réalité ou de potentiels de vie. Son activation, au travers de la méditation, permet de voyager dans l’Univers et dans ses différentes dimensions par-delà les limites du temps.
Cette idée entre en résonance avec le film: elle rappelle des états possiblement éprouvés par les raveurs, grâce à l’euphorie collective, la musique, les drogues et l’extrême fatigue.
Les formes complexes servant de supports aux ailes de papillons sont issues de la géométrie sacrée. Qu’ont en commun tous ces univers?
Gaëlle Boucand. La citation ajoutée aux titres des sculptures fait le lien entre les papillons et ces formes symboliques: tout comme cette formule arbore un pouvoir surnaturel supposé fixer et abolir l’action du temps, la Merkabah permet un voyage par-delà les limites du temps. Ces pièces sont empreintes de l’esprit New Age et fonctionnent comme les totems de l’expérience primitiviste filmée dans Partis pour Croatan.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’expérience de la rave-party? Quelle image et quels aspects souhaitez-vous y associer?
Gaëlle Boucand. Dans cette façon de se comporter, il y a un attachement au présent sans cesse renouvelé qui vient s’opposer à notre monde occidental, tourné essentiellement vers le futur et des notions de rentabilité ou de production. Les raveurs ont une attitude improductive qui m’intéresse: chacun décide périodiquement de «mettre sa vie sur pause».
On ne communique pas sur «ce que chacun fait dans la vie». Les rapports entre les gens ne sont plus basés sur des affinités socio-culturelles. Les liens se tissent au présent, à travers une expérience collective forte. C’est en ce sens que cette communauté donne vie temporairement à une réelle utopie. Les rapports d’autorité et d’intérêt, qu’ils soient d’ordre financier, social ou culturel, sont abolis. Ces fêtes créent ainsi un espace où les rapports humains redeviennent primaires et la communication d’une simplicité extrême. Mon attitude est positive, je voulais faire un film joyeux, à l’opposé d’une posture cynique. J’ai le sentiment qu’il se passe-là quelque chose de magique entre les personnes filmées.
Votre travail onfronte souvent des temporalités différentes. Quel rapport au temps expérimente-t-on quand on participe à une rave-party? Dans quelle mesure le montage vidéo que vous proposez l’explicite-t-il?
Gaëlle Boucand. Au cours de trois jours et de trois nuits de fête, l’activité physique est maintenue et le lien social est expérimenté en continu. La perception du temps est non seulement perturbée mais aussi collective: chaque évènement partagé par la communauté semble avoir eu lieu dans un temps à la fois lointain et rapproché. C’est assez fascinant d’expérimenter une mémoire commune, sur 70 heures, de façon ininterrompue.
J’ai décidé de ne filmer que les journées afin de soumettre le spectateur à une perte de repères comparable à celle éprouvée par les acteurs du film. Le soleil monte et redescend plusieurs fois au cours du film, sans jamais se coucher. Fondé sur un principe de répétition, le montage fait se succéder les jours de fête, en excluant les nuits. En regardant le film à un moment précis, il devient difficile d’évaluer combien de temps les personnes filmées ont déjà passé ensemble.
Ce film est présenté sous la forme de plusieurs écrans autonomes qui jalonnent le parcours de l’exposition. Pourquoi avoir choisi ce type d’accrochage?
Gaëlle Boucand. Il existera deux versions de Partis pour Croatan: d’une part, une version long-métrage à visionner en salle et, d’autre part, une version exposition. La version long-métrage est conçue pour être regardée du début à la fin et demande au spectateur 90 minutes d’attention. La version exposition est constituée de neuf films autonomes et plus courts. Je voulais que le film soit très ouvert sur le reste de l’accrochage, que les écrans soient suspendus dans des passages et qu’ils donnent l’impression de flotter. Je souhaitais qu’au fur et à mesure de son parcours, le visiteur de l’exposition retrouve les acteurs du film, dans des états d’euphorie et de fatigue variant d’un écran à l’autre.