Elisa Hervelin. Tu travailles à partir de sources photographiques. D’où sont-elles tirées? Quel processus de composition te permettent-elles de mettre en œuvre?
Duncan Wylie. Les photographies sont soit issues de la presse, d’internet, de revues, soit prises par mes soins. Il n’y a pas de hiérarchie dans leur choix. Pour faire une série de tableaux, je regarde mille à deux mille images, que je réduis à une quinzaine. Ensuite, vient le travail de composition au cours duquel je cherche à télescoper quatre ou cinq images.
Les images que tu sélectionnes sont tournées vers le thème de la ruine. Originaire du Zimbabwe, c’est un sujet qui t’est proche et dont tu te fais le témoin. Comment conçois-tu ton rôle d’artiste face à l’actualité?
Duncan Wylie. Depuis le début de l’exposition «Dynasty», on parle dans la presse des «ruines et cataclysmes de Duncan Wylie». C’est sûr que la situation du Zimbabwe, depuis l’arrivée du président Mugabe, me touche profondément. Mais je ne veux pas réduire ma peinture à une prise de position politique. Je préfère parler d’un phénomène global et seulement indirectement du Zimbabwe.
En accumulant des images, je les déconstruis et les prive de sens: un immeuble à Beyrouth peut devenir le Ground Zéro, une maison à Bagdad ou un parking démoli à St-Ouen. Je me situe avant tout du côté pictural car c’est par le biais de la peinture que je redonne un sens à ces images. C’est le moment de leur impact qui m’intéresse et que je traduis par des évènements et des accidents sur la toile. Il s’agit donc de construction, ce que j’appelle une «utopie de la peinture». J’essaie d’échapper à tout genre de peinture et je suis toujours en quête de sujet. Le terrain de la ruine est plutôt un passage, propice à la découverte de la peinture.
Quelles sont les étapes de ton processus de création qui te permettent de prendre tes distances vis-à -vis des sources photographiques?
Duncan Wylie. Mon travail est une bataille entre l’image photographique et la peinture: je pars d’une donnée objective et réaliste, pour en faire autre chose. Je travaille de manière très instinctive pour produire des marques abstraites sur la toile. Mais je veux en même temps rendre un sentiment de réalité, proche de notre monde immédiat. La tension entre ces deux notions illustre bien mon approche.
Mes premiers travaux étaient plus ancrés dans une réalité photographique, notamment avec un travail de floutage proche de celui de Gerhard Richter. Après un premier tableau, intitulé Gaza 1 (2005) qui représente une pelleteuse frappant un toit, j’ai commencé à travailler par couches successives ou superposées à partir de 2006. Ce protocole de travail personnel me permet de rendre l’idée d’un instantané. Ce n’est pas la catastrophe en tant que telle que je veux restituer, mais sa suspension momentanée. L’interaction entre les couches permet de provoquer des accidents, des faux reflets, des impressions de flottement. Mon processus pictural engendre des images par lui-même, ce qui rend la peinture et son action très vivantes.
Dans le tableau intitulé State House, exposé au Musée d’art moderne, j’ai télescopé quatre ou cinq images grâce à un travail par couches. La première couche est la vue aérienne de Port-au-Prince, dont l’aspect très structuré sert de base à l’ensemble pour rendre une impression de flottement. La suivante est réalisée d’après l’image d’un parking à Haïti. La troisième se limite à quelques traits rouges. La quatrième est celle d’un bungalow dont j’ai voulu ne reporter que les ombres. Après deux semaines de travail, je pensais m’arrêter là . Mais l’espace pictural était trop saturé et ne me satisfaisait pas. C’est finalement l’image du Palais national haïtien, dont j’ai dessiné la silhouette sur l’ensemble, qui a redonné vie à l’espace pictural. Cette dernière couche, symbole d’une identité forte, s’asseyait dans le chaos sous-jacent de manière appropriée. Je ne peux jamais prévoir la forme finale produite par l’impact de toutes ces images sur la toile. Dans mon processus, il y a toujours une part de risque, que j’apprécie beaucoup.
Le choix du grand format est-il dicté par cette façon de travailler?
Duncan Wylie. J’ai pu travailler quelque fois en petit format. Mais le grand format me pousse davantage à découvrir de nouvelles écritures. Je suis à la quête d’un vocabulaire. Parfois, je travaille les yeux fermés, de manière instinctive. L’utilisation d’une peinture alkyde pour les couches initiales me permet de retravailler rapidement sur les empâtements. J’obtiens des écritures viscérales. Je peux les recouvrir ensuite d’un glacis par exemple. Pour moi, la notion d’espace pictural est très importante. Un de mes rêves était d’ailleurs de devenir architecte ! Mon travail par strates successives vise à créer des percées, où le regard peut circuler.
Certains de tes tableaux sont concentrés sur un seul évènement. D’autres, comme celui du Palais de Tokyo, font la synthèse de plusieurs évènements. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette seconde approche?Â
Duncan Wylie. La notion de durée, présente dans ce tableau a priori calme, permet d’introduire l’idée de menace: on ne sait pas quand le chaos va advenir. L’idée de danger m’intéresse, comme elle est déjà présente dans mon processus de travail. La notion de durée est également partie prenante de mes expérimentations sur la touche et le trait. Je recherche la coexistence d’événements contradictoires au sein du même tableau. Je veux rendre l’idée de chaos mais, en réalité, cela demande un travail très orchestré.