Elisa Fedeli. Dans «Dynasty», vous exposez deux installations intitulées L’Homme le plus fort du monde 1 et 2. Quelle en est l’iconographie?
Chloé Maillet. Nous avons choisi de confronter les deux principaux personnages des péplums depuis les années 1910: d’un côté Maciste exposé au Palais de Tokyo, de l’autre Hercule exposé au Musée d’art moderne.
Maciste apparaît pour la première fois dans le film Cabiria (1914), sous la plume de l’auteur des cartons Gabriele d’Annunzio. C’est d’abord une épithète herculéenne (Hercule Maciste). Peu à peu, les deux personnages se sont scindés pour devenir indépendants, Hercule restant le héros mythologique et Maciste devenant une sorte de super-héros.
La vogue pour ces personnages date des années 1910-1920. Après une longue période d’oubli, ils font leur retour en Italie à partir des années 1950, avec Les douze travaux d’Hercule (1956). Il est amusant d’observer que, dès lors, les films ne cessent de poser cette question: qui d’Hercule ou de Maciste est le plus fort? C’est sur cette tension que nos deux installations jouent.
Ces installations revisitent un genre cinématographique, le péplum. Quel est votre rapport au cinéma?
Chloé Maillet. Nous sommes intéressées par le cinéma de genre car c’est une forme qui a des règles préétablies et des méthodes propres. Nos deux premiers films étaient des films de science-fiction, qui répondaient aux nécessités de ce genre. Les sujets d’anticipation nous attirent car ils sous-entendent des projections temporelles, à partir d’hypothèses sociologiques, anthropologiques ou philosophiques. L’Homme le plus fort du monde 1 et 2 est un film à sujet antique mais un décalage temporel semblable y est en jeu.
L’enquête documentaire est inhérente à votre pratique. En quoi a-t-elle consisté pour ce projet?
Chloé Maillet. Aujourd’hui, ces péplums italiens des années 1950-1960 sont difficiles à consulter et les copies sont mal conservées. D’où notre choix d’adopter une démarche archéologique, en prélevant certains éléments, un peu comme sur un chantier de fouilles. Attentives aux objets, aux détails des costumes et au décor, nous avons effectué des relevés à partir de certains photogrammes. Par exemple, dans la projection du Palais de Tokyo inspirée du film Maciste l’homme le plus fort du monde d’Antonio Leonviola (1961), on peut reconnaître les personnages-clés de l’esclave et du sorcier, les instruments de torture inventés par les hommes-taupes et la scène finale qui montre la libération de Maciste. La technique du relevé nous intéresse car elle est à mi-chemin entre l’enquête scientifique et la réinterprétation. Les parties manquantes doivent être complétées, ce qui s’apparente à un travail de reconstitution historique.
Vous avez déjà travaillé sur la spécificité du bâtiment lors d’une performance intitulée Le jeu de l’Exposition Universelle en 2009. Dans L’Homme le plus fort du monde 1 et 2, vous créez de nouveaux ponts avec l’architecture du Palais de Tokyo. Comment ce travail in situ s’est-il rejoué?
Chloé Maillet. Pour nous, la notion d’in situ est très importante. De manière générale, nos performances ne sont jouées qu’une seule fois et n’existent que pour le lieu où elles s’inscrivent.
Nous avons une histoire particulière avec ce bâtiment car nous y avons régulièrement travaillé. Son architecture néo-classique, construite pour l’Exposition universelle de 1937, naît après la première vogue du péplum en Italie tout en faisant encore appel à l’imaginaire de ce genre cinématographique. Les deux ailes du bâtiment étaient tout à fait appropriées pour reconstituer la lutte fictive entre ces deux héros antiques.
Dans les deux installations, vous réactivez des dispositifs de projection archaïques: une lanterne magique au Palais de Tokyo et un rétroprojecteur à transparent au Musée d’art moderne. Par qui peuvent-ils être manipulés? Les considérez-vous comme des reliquats de performance ou des œuvres à part entière?
Chloé Maillet. Leur intérêt réside dans le fait qu’ils nécessitent d’être activés manuellement. Pendant cette exposition, la projection est faite par un médiateur, à heures fixes, plusieurs fois par jour. Ce sont des œuvres autonomes, qui recèlent une part de performativité. Nous ne montrons pas de reliquats de performance. Nous cherchons plutôt à donner d’autres interprétations des matériaux que nous collectons. Pour la même raison, nous préférons réaliser des films de fiction. Les vidéos tirées de nos performances nous paraîtraient une forme affaiblie.
Votre pratique est centrée sur la notion de «performance didactique». Quel lien existe-il entre cette idée et ces deux installations précisément?
Chloé Maillet. Pour nous, la performance est une pratique centrale: c’est à la fois une méthode et une façon d’aborder les sources. Elle peut faire émerger des artefacts.
Nous avons une prédilection pour les formes de performativité non théâtrales, ce qui est le cas par exemple de la conférence. Nous travaillons sur des espaces non scéniques, souvent de plein pied avec le public. Notre discours reste à vocation didactique, même si sa visée est brouillée par le montage des sources que nous élaborons. Les mécanismes de la rhétorique nous intéressent: dans quelle mesure y a-t-il une forme de théâtralité dans des discours qui ne servent qu’à transmettre du savoir?
Après des recherches approfondies sur le sujet, nous fonctionnons par assemblage de sources de première main. Celles-ci sont forcément métonymiques par rapport au sujet. La muséographie — surtout celle des musées scientifiques et archéologiques — est un champ qui nous éclaire à ce propos. Légendes, maquettes, schémas y sont les seuls éléments capables d’aider le spectateur à se faire une idée plus large du sujet ou de l’œuvre. Les artistes conceptuels américains, notamment Lawrence Weiner et Douglas Huebler, ont beaucoup joué sur ce type de présentation dans leurs œuvres.