Il y a deux manières de poser l’œil sur une œuvre d’art: se demander «pour quoi» et se demander «comment». En fait c’est la même question, ou plus justement deux questions que réunit leur réponse. Mais tout dépend alors comme on les pose: «pour quoi» pour appréhender le «comment», ou «comment» pour appréhender le «pour quoi». Si l’on regarde les œuvres de «Dynasty» en se demandant «pour quoi», on rencontre une foule de raisons, presque autant que d’œuvres. Mais si, au contraire, on les observe en se demandant «comment», alors il n’y a pas tant de styles, pas autant de propositions artistiques que de raisons esthétiques. Et cela, parfois, devient un peu cruel.
En vidéo par exemple. Il y a Liberdade (2010), de Gabriel Abrantes et Benjamin Crotty. Il s’agit d’une fable dans laquelle un jeune angolais aime, à Luanda, une jeune asiatique. La famille de cette dernière n’est pas enthousiasmée par leur idylle, mais c’est surtout l’angoisse de l’impuissance du jeune homme qui entraîne quelques difficultés, surtout lorsque celui-ci braque une pharmacie afin d’obtenir du Viagra.
Ce qui compte, c’est comment les réalisateurs ont filmé le jeune couple, leurs visages, leur échappée hors la ville pour s’aimer et en être incapable, et les images de cette ville justement, de sa complexité qui devient, bien sûr, la métaphore de leur relation. Mais lorsque les mêmes auteurs filment le huis clos d’un jeune homme confiant ses craintes et ses angoisses à l’idée de partir en guerre (Visionary Iraq, 2009), l’image se soumet alors tout entière à ce discours qui, sans être terriblement original, devient quelque peu laborieux. Et c’est peut-être pour cela que la manière de ce film — le «comment» — devient maniérée.
Si l’on considère les peintures envoyées, il y a Guillaume Bresson. Il faut apprécier le rendu léché de la peinture, l’aspect presque «aérographé» des scènes de rixe de ses parkings souterrains, mais sa technique maîtrise les atmosphères, sait les composer, les prendre, et les rendre. Si, en revanche, on incline plutôt à l’onirisme, alors, oui, La Transaction n’a pas d’ombre (2009), de Florian Pugnaire et David Raffini, ouvre un ailleurs, une lagune peut-être, un monde flottant en tous cas, dont les hommes sont des silhouettes.
Et puis, ensuite, la peinture s’épuise un peu dans ses moyens propres, dans sa nécessité. Farah Atassi expose des intérieurs déshabités de manière schématique et Duncan Wylie des ruines qu’il détaille, mais sans parvenir à exposer «en quoi» ces représentations sont nécessairement picturales. En quoi, la peinture, le maniement de ses ressources, sont plus essentiels, plus déterminants que leurs sujets; comment leur peinture tiendrait sans aucun «pré-texte», c’est-à -dire par elle-même, dans sa simple tenue, si elle ne tenait qu’à elle et ne disait qu’elle.
Dans son article sur «Dynasty», dans Le Monde magazine, Philippe Dagen a regretté que la peinture contemporaine ne soit pas mieux représentée en France, mais peut-être est-ce parce que les peintres de cette exposition ne se préoccupent pas tellement de peinture, qu’ils la considèrent comme un moyen, un «pour quoi».
Un autre exemple. Si l’on veut, les dessins à la craie grasse de François-Xavier Renaud sont provocateurs, ou «incorrects», comme celle du jeune homme qui, en marge d’une réunion, fait caca la porte ouverte au spectateur. Ils disent l’hypocrisie du monde, ses petits tracas cachés, sa veulerie; ils dénoncent.
Mais que disent-ils de la craie grasse? quoi, du papier? quoi de leurs rencontres? Et sont-ils réellement incorrects alors, ou sincèrement scandaleux s’ils s’attaquent à tout, sauf à l’art? A partir de ces provocations, n’y a pas eu, apparemment, de scandale, qui est une révélation, un déchirement, «le fouet de l’imposture», pour Ricœur.
On objectera à tout ceci qu’il est un peu idiot d’opposer le fond à la forme. Et c’est un peu idiot en effet. Parce qu’en art toute forme dit le fond, tout fond se dit par une forme. Et qu’il est certains sujets qui «imposent» leurs formes. Mais pas complètement, jamais totalement — jamais jusqu’au bout. C’est-à -dire qu’en art il n’est pas de fond autonome, il n’est pas de «dit» qui ne soit contaminé par les accidents et les choix, les tremblements du «dire». Tout cela est un peu simpliste, mais dire que la forme de l’image importe plus que ce à quoi elle se réfère, c’est simplement préserver l’espace propre de l’art, qui est un espace de formes. Pour les discours, il y a les rhétoriciens, pour les commentaires, les esthéticiens.
On objectera à tout ceci que l’art pour l’art est un péril, celui de l’idolâtrie du beau qui fait, par exemple, que si l’on a le goût des «torches enflammées, on sacrifiera comme Néron des corps humains tout à fait réels» *.
Ces lignes d’Arendt portent sur Hermann Broch, qui avait notamment écrit un court texte sur le kitsch dans lequel il démontre que le kitsch n’est pas du «mauvais art», mais un système propre et clos, un «pseudo-système». Et si, en ses extrémités, ce système peut devenir homicide, c’est précisément parce qu’il est clos et imperméable au monde qui, dans l’art, traverse l’œuvre sans s’emparer d’elle.
Lorsque, dans «Dynasty», Armand Jalut peint, entre autres, des compositions florales de très grand format, ou que Nicolas Milhé pose des dents en or à une hyène naturalisée, ils assument la manière kitsch de leurs œuvres, et ambitionnent, à la manière des entristes, de dénoncer ainsi le kitsch. Néanmoins, ainsi qu’en politique, ils finissent par adhérer à ce qu’ils prétendaient dynamiter «du dedans», et il faut bien dire alors la vanité de l’anti-art qui réclame au musée sa cimaise.
Le kitsch, non seulement est une forme frelatée de l’art, mais c’est une forme frelatée d’humour. Il se moque de l’art pour le réduire. Tandis que l’humour de l’art consiste à s’en moquer pour lui restituer sa vraie place: inutile. L’humour de la poesia non serviam autorise qu’on ne soit pas dupe de son pouvoir comme on est conscient de sa puissance. Mais justement parce que l’art ne sert pas, il requiert le plus grand soin — soin des formes.
Il y a un peu de cette méticulosité utopique dans certains envois de «Dynasty», et beaucoup de frustration à ne voir que l’amorce d’une pensée se repliant subitement sur l’idée, de constater comment l’utopie de ces jeunes artistes négocie son ambition et se censure à l’aune de la réalité.
C’est qu’on leur a appris à se défier du «comment». C’est que, dès l’école, on a réclamé aux étudiants en art des explications, des justifications à leurs rendus comme si celles-ci ne se trouvaient pas dans le rendu lui-même. On les a persuadés de l’insuffisance de l’œuvre, de l’inachèvement de l’image et de la nécessité des béquilles. On veut faire parler l’art, et on craint son silence. Et du fait de cette crainte, on revient à l’académisme le plus prude, à la pensée la plus paresseuse, celle qui refuse de se brûler, celle qui, systématiquement, avance le même pare-feu: «Qu’avez-vous voulu dire?»
Un dernier exemple de «Dynasty»: celui de la légèreté, celui d’une forme de grâce que l’on aperçoit dans les œuvres de Yuhsin U. Chang et de Vincent Ganivet. Et si l’on demande, avec le ton de la réclamation, «pour quoi» Yuhsin U. Chang a-t-il créé des saules de poussières? «pour quoi» Vincent Ganivet a-t-il tendu des arches de parpaings?, quelque chose dans ce ton, quelque chose dans cette demande aux œuvres, finalement, leur fait violence.
* Hermann Broch, Quelques remarques à propos du kitsch. Ed. Allia, Paris, 2001.
— Vincent Ganivet, Caténaires, 2010
— Daniel Dewar et Gregory Gicquel, Mammoth and poodle, 2010
— Théo Mercier, Le Solitaire, 2010
— Florian Pugnaire, Shadow boxing #1, 2010
— David Raffini, Méduses du radeau, 2009
— David Raffini, Labotomie aux oeillets, 2009 (à gauche)
— David Raffini, A côté tout ira mieux, 2009
— Mohamed Bourouissa, Légende, 2010
— Vincent Mauger, Sans titre, 2010
— Yuhsin U. Chang, Poussière dans le musée d’Art moderne, 2010
— Latetita Badaut-Haussmann, No One Returns # II, 2010
— Robin Meier et Ali Momeni, A Tentative call to the other, 2010
— Stéphanie Cherpin, Let’s me knife, knife me lets, I will get what I like, 2010
— Bettina Samson, Première photographie du spectre solaire, altérée par le temps et sous la forme rêvée d’un carottage, 2009
— Bettina Samson, Nuclear Dust #1, Nuclear Dust #2, 2009
— Raphaëlle Ricol, Sans titre, 2009. Acrylique et peinture en bombe sur toile, 114 x 146 cm
— Nicolas Milhé, Sans titre, 2009
— Xavier Renaud, Butter les patates, 2008
— Xavier Renaud, La Réunion, 2010
— Xavier Renaud, Il faut tondre la France, 2009
— Pauline Cunier-Jardin, Le Salon d’Alone, 2010
— Jorge Pedro Núñez, Todo lo que mam me dio, 2010
— Duncan Wylie, State House, 2010
— Duncan Wylie, Cabin Fever, 2009
— Julien Dubuisson, Ghost Dance, 2010
— Yuhsin U. Chang, Poussière dans le musée d’Art moderne, 2010
— Farah Atassi, Basement, 2009
— Antoine Dorotte, Suite d’O, 2010
— Camille Henrot, Dear Survivor, 2010
— Cyril Verde en collaboration avec Mathis Collins, Maquette d’une fontaine pour un 8e puit artésien, 2010
— Cyril Verde en collaboration avec Mathis Collins, Plan de travail aménagé, 2010
— Fabien Giraud et Raphaël Siboni, Sans titre (La vallée Von Uexküll – 1920 x 1080), 2009
— Benoît-Maire Moriceau, Sans titre, 2008
— Gaëlle Boucand, Extrait du film Partis pour Croatan, 2010
— Gabriel Abrantes et Benjamin Crotty, Liberdade, 2010
— Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, The Coming Race, 2010
— Bertrand Dezoteux, Biarritz, 2010
— Armand Jalut, Croissant (3), 2009
— Armand Jalut, Croissant (2), 2009
— Armand Jalut, Croissant, Fleurs, 2010
— Armand Jalut, Canapé (1), 2008
— Mélanie Delattre-Vogt, Je ne crois pas aux paysages, 2010
— Laurent Le Deunff, Mammouth, 2001
— Laurent Le Deunff, Matelas, 2009
— Oscar Tuazon, Wall, 2009
— Oscar Tuazon, Untitled, 2009
— Oscar Tuazon, On A Bouldered Crescent, 2009
— Guillaume Bresson, Sans Titre, 2010
— Alexandre Singh, Assembly Instructions (IKEA), 2008
— Benoît Maire, Esthétique des différends, figure 2: la caverne, 2010
— Benoît Maire, Esthétique des différends, point 4, 2010
— Pierre-Laurent Cassière, Mag-Net, 2007-2010
— Nicolas Milhé, Respublica, 2009