Georges Bataille, Man Ray, John Divola, Sophie Ristelhueber, Walker Evans, Mona Kuhn, Aaron Siskind, Gerhard Richter, Xavier Ribas, Eva Stenram, Jeff Wall, Nick Waplington, …
Dust. Histoires de poussière, d’après Man Ray et Marcel Duchamp.
Cette exposition s’articule autour d’une œuvre particulièrement marquante pour l’histoire de l’art moderne et contemporain: Elevage de poussière de Man Ray et Marcel Duchamp (1920). Objet non-identifié dont chacune des dimensions ouvre sur l’indétermination, le trouble: le sujet — champ de bataille ou amoncellement de poussières ? —, l’échelle — vue aérienne ou plan rapproché ? —, la nature — paysage ou nature morte ? —, l’auteur — Man Ray et / ou Marcel Duchamp —, et le titre — d’abord Vue prise en aéroplane (Littérature, 1922) puis Elevage de poussière (La Boîte verte, 1934). Ce champ ouvert de sens et de lectures a contribué à l’influence décisive de cette image dans l’histoire de la création.
En 1920, l’artiste Man Ray rend visite à son ami Marcel Duchamp dans son atelier new-yorkais. Là , il voit une plaque de verre posée à plat, recouverte d’une épaisse couche de poussière. Mais ce n’est pas le résultat d’une négligence: Marcel Duchamp a volontairement laissé la poussière s’accumuler durant des mois. C’est l’un des stades de l’élaboration de ce qui deviendra sa plus grande œuvre en techniques mixtes, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, également connue sous le nom de Grand Verre (1915-1923).
Au fil des décennies, la photographie de Man Ray va paraître dans divers ouvrages, revues et magazines. Chaque fois, elle est cadrée ou présentée différemment, accompagnée d’une nouvelle légende et située dans un autre contexte. Puis, en 1964, à une époque où les milieux artistiques commencent à prendre Marcel Duchamp au sérieux, l’image est officiellement intitulée Elevage de poussière et tirée dans une édition de dix épreuves, chacune signée au recto à la fois par Man Ray et Marcel Duchamp.
Dans les ouvrages et les expositions consacrés à Man Ray, cette photographie, considérée comme visionnaire, occupe une place essentielle. Dans les ouvrages et les expositions consacrés à Marcel Duchamp, ce n’est qu’un simple document, une vue prise lors de l’élaboration de la plus grande œuvre de l’artiste.
Ballottée entre diverses catégories et définitions, Elevage de poussière illustre parfaitement ce que le statut incertain de la photographie peut receler de fascinant et d’ambigu. Dans les années 1960 et 1970, les artistes conceptuels y voient une préfiguration de leurs réflexions sur les questions de signification, de contexte et de processus. On en retrouve des échos dans le travail de personnages aussi divers que Bruce Nauman, Edward Ruscha, John Divola et Gerhard Richter.
Par son utilisation de matériaux pauvres, Elevage de poussière sera considéré comme annonçant le travail des artistes associés à l’Art brut, à Fluxus et à l’Arte povera. L’image est revendiquée par tous ces mouvements mais n’appartient à aucun d’entre eux. Elle a également servi de contrepoint a priori improbable à l’imagerie militaire, à la photographie policière, aux pratiques documentaires, au photojournalisme.
Plus récemment, avec l’intérêt accru porté au statut de la photographie en tant que trace du réel, cette image en est venue à symboliser la relation complexe qu’entretient le médium avec la réalité. Lorsque l’artiste Sophie Ristelhueber photographie les déserts du Koweït après le départ de l’armée irakienne, elle puise son inspiration en partie dans Elevage de poussière. Ses images, à la fois figuratives et abstraites, claires et énigmatiques, nous interrogent sur «l’évidence photographique».
Cette étrange photographie insolite, presque centenaire, peut-elle être une clef pour la compréhension de notre siècle? L’exposition raconte une histoire spéculative. L’histoire d’une seule et même photographie qui nous confronte à une exploration du temps, à un concentré de hasards, d’incertitudes spatiales, d’ambiguïtés sur l’origine de l’image et sur son auteur, à un sentiment d’instabilité, à un effacement des frontières établies entre photographie, sculpture et performance, à une méditation sur la notion de processus, à une dissociation de l’image et du texte et à un effondrement des distinctions classiques entre document et œuvre, formalisme et informe, cosmique et domestique. Cette image, presque triviale et anodine, va se révéler étonnamment complexe, persistante, influente et visionnaire.
L’exposition propose un parcours thématique au travers de 150 œuvres et objets dont les travaux de Man Ray, John Divola, Sophie Ristelhueber, Walker Evans, Mona Kuhn, Aaron Siskind, Gerhard Richter, Xavier Ribas, Nick Waplington, Eva Stenram, Georges Bataille, Jeff Wall et aussi des vues aériennes, des images de médecine légale, des cartes postales, des photographies amateur…
Une proposition de David Campany