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La première force de cette exposition réside dans la rigueur de sa méthode et la clarté de ses partis pris.
Quand certains critiques s’aventurent dans l’univers complexe de la création contemporaine seulement armés de leur bien dérisoire «bonne foi» ; et quand l’exposition du Grand Palais juxtapose, comme dans un supermarché, des œuvres sans rapports entre elles, sans orientation d’ensemble, et sans la moindre problématique; Emmanuel Latreille, lui, adopte, et tient sans défaillir, une posture originale et audacieuse: celle de pleinement assumer sa part de subjectivité dans l’événement; celle d’adosser aux œuvres, aux concepts et aux postures de Marcel Duchamp sa démarche et ses réflexions sur l’art et les œuvres contemporains; celle, également, d’entretenir un dialogue continu avec les artistes pressentis pour figurer dans l’exposition ; celle, téméraire et féconde enfin, de faire reposer l’ensemble de l’édifice sur cette gageure : choisir Marcel Duchamp comme intercesseur sans montrer une seule de ses œuvres.
Cette posture se combine avec un usage particulier du catalogue qui est traité comme le journal de bord de l’opération. Dans un long texte de près de 120 pages, ostensiblement rédigé à la première personne, Emmanuel Latreille nous fait suivre au jour le jour, du 31 octobre 2005 au 16 juin 2006, les étapes de son travail de conception et de problématisation de l’exposition entre sa vie privée (la sieste, la famille, etc.) et professionnelle, ses lectures, ses réflexions sur Duchamp, et l’explicitation de ses sélections d’œuvres pour l’exposition.
Le catalogue est un moyen de présenter, d’approfondir et de mettre à l’épreuve la problématique adoptée, de mesurer sa pertinence et la fécondité de son caractère paradoxal.
Sa force et sa pertinence, l’exposition «Chauffe, Marcel !» la puise dans le rôle d’intercesseur qu’Emmanuel Latreille délègue à Marcel Duchamp, tout en prenant heureusement soin d’écarter les (trop) nombreuses déclinaisons contemporaines de ses œuvres. La plupart des œuvres exposées sont en effet matériellement et formellement très éloignées de celles de Duchamp — c’est ainsi qu’une place de choix est accordée à la peinture que Duchamp abandonne (presque) définitivement dès 1913.
Au lieu de refermer «L’imitation de Marcel Duchamp» sur une ressemblance de formes ou sur une conformité de matériaux, il s’agit de l’ouvrir sur une convergence de forces, d’énergies, de logiques, c’est-à -dire de retrouver dans les œuvres contemporaines quelques unes des grandes directions de l’art de Duchamp.
Imitation par résonances et dissemblances plutôt que par similarité, mais aussi échanges et éclairages mutuels. D’un côté, souligner dans des œuvres contemporaines certains aspects, mêmes ténus, qui résonnent avec l’esprit, les attitudes et les œuvres de Duchamp; d’un autre côté, jeter un éclairage d’aujourd’hui sur l’œuvre de Duchamp.
La logique de La Joconde moustachue de Duchamp (LHOOQ) se retrouve par exemple dans cette œuvre où Gérard Collin-Thiébaut a percé trois trous dans la reproduction photographique grandeur nature de Un enterrement à Ornans, afin que les spectateurs puissent mettre leur tête à la place de celle de trois personnages du tableau de Courbet. Au-delà de leurs écarts, Collin-Thiébaut et Duchamp partagent une semblable façon, ludique et ironique, d’intervenir sur une reproduction photographique d’un tableau célèbre.
Les analogies formelles comptent moins ici les équivalences contemporaines avec les façons de faire, mais aussi les manières d’être de Duchamp, notamment avec sa légèreté, très largement abordée dans l’exposition.
Cette notion centrale chez Duchamp irrigue nombre de ses œuvres suspendues : les ready-mades souvent accrochés au plafond (l’ampoule de verre Air de Paris), autant que les choses flottantes comme le célèbre Grand Verre. La légèreté est pour Duchamp aussi une manière d’échapper à la gravité de la vie et au poids des choses par l’humour, la dérision, la paresse, le détachement. La légèreté préside aussi, avec le ready-made, au refus de la pesanteur du faire pictural au profit du simple choix d’objets tout faits. C’est évidemment à la légèreté que ressortit encore l’impertinence de nombreuses réalisations duchampiennes telles que LHOOQ, etc.
Dans «Chauffe, Marcel !», Duchamp n’est ni exposant, ni maître, ni davantage un «interprétant» comme le désigne Emmanuel Latreille en se référant à la sémiotique. C’est un intercesseur, en ce qu’il permet de s’extraire des discours préétablis et d’ouvrir d’autres voies de pensée et d’approche des œuvres.
Si Emmanuel Latreille peut, en toute subjectivité, tracer de nouveaux chemins dans l’art contemporain, construire des regards inouï;s sur l’art d’aujourd’hui, procéder à des analogies audacieuses, et inventer des vérités inédites sur les œuvres, c’est parce qu’il a choisi, et suivi sans relâche, l’intercession de Duchamp (indissociablement l’individu, son œuvre et ses postures).
C’est Duchamp l’intercesseur qui lui permet de fabuler l’art, de faire dériver les vieux discours et les postures convenues, et de faire émerger de nouveaux points de vues critiques à la conjonction des mots, des œuvres contemporaines, et d’une subjectivité stimulée par une proximité intense avec Marcel.
Sa force d’intercesseur qui ouvre les œuvres et déplace (encore) l’art d’aujourd’hui, Duchamp la puise dans l’acte immense d’avoir débloqué le système séculaire de la représentation, fait basculer l’art de l’espace perspectiviste de la peinture dans l’espace commun des choses, et mis en évidence la part fictionnelle de la réalité.
André Rouillé.
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Affiche des expositions «Chauffe, Marcel ! L’imitation de Marcel Duchamp», Frac Languedoc-Roussillon, 17 juin-29 oct. 2006
Lire
Emmanuel Latreille, «L’imitation de Marcel Duchamp», catalogue Chauffe, Marcel !, Isthme éd., Paris, 2006.
English translation : Rose Marie Barrientos