L’année écoulée aura été, au ministère de la Culture, celle de la gestation d’un nouveau cheval de bataille politique: la «culture pour chacun» destinée à supplanter la «culture pour tous» qui a, durant cinquante ans, servi d’horizon aux politiques publiques de démocratisation culturelle.
Dès janvier 2010, le Ministre en faisait l’annonce à la presse: «Mon idéal, mon rêve pour la culture de demain, c’est ce que j’appelle, je vous l’ai dit, la culture pour chacun». Neuf mois plus tard, en septembre, sortait donc un document interne au ministère, mal rédigé, mal dégrossi, mais suffisamment explicite: «Culture pour chacun. Programme d’actions et perspectives».
Le passage de l’une à l’autre formulation n’a rien d’une coquetterie lexicale comme on aurait pu le croire de prime abord. Il s’agit au contraire d’un «enjeu majeur du ministère de la Culture» qui s’est fixé pour «devoir d’inverser» toute la politique culturelle menée par l’État depuis Malraux.
Un «enjeu majeur» donc, un «devoir d’inverser» qui, c’est à craindre, viendra ajouter à la grande régression qui mine aujourd’hui le pays.
De quoi s’agit-il en fait? Tout simplement de passer du «pour tous» au «pour chacun»; d’inverser, dans la culture comme dans d’autres domaines, la dynamique collective au profit d’une logique individuelle; d’effacer des esprits le moindre soupçon de démocratie, ou de démocratisation. Par les temps présents, l’ennemi, c’est le demos auquel il faut à toute force substituer l’intime: «La culture, j’aime à le dire, est du domaine de l’intime», répète à l’envi le Ministre (10 janv. 2010).
Toute cette opération politique repose sur le (faux) «constat» dressé dès août 2007 par le Président de la République selon lequel la «démocratisation culturelle a globalement échoué» (Lettre de mission à Christine Albanel, Ministre de la Culture).
Pourtant, si cette démocratisation n’échappe évidemment pas aux critiques, si les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur des attentes, la liste est longue et prestigieuse des réalisations et des programmes qui viennent infirmer ce «constat». Surtout: contrairement à ce qui est aujourd’hui affirmé, la démocratie culturelle n’a pas souffert d’un excès mais d’un déficit de démocratie.
De la réalité de ce bilan, les doctrinaires du ministère n’ont cure. Leur projet est ailleurs. Comme pour les privatisations, où l’on dévalorise les services publics en vue de mieux les abandonner au privé, on déprécie ici les résultats d’un demi-siècle d’action publique de la culture pour la placer sous le règne privé de l’individu et de l’intime.
Cette opération se place sous la figure tutélaire d’André Malraux qui, le 27 octobre 1966 devant l’Assemblée nationale, opposait la «culture pour tous» à la «culture pour chacun» en ces termes: «Dans l’un des cas, il s’agit, en aidant tout le monde, de faire que tout le monde aille dans le même sens; dans l’autre cas, il s’agit que tous ceux qui veulent une chose à laquelle ils ont droit puissent l’obtenir». Ces deux catégories, le célèbre ministre-écrivain les délimitait de façon grossièrement binaire: «tout le monde» / «tous ceux qui veulent une chose»; ceux, passifs, que l’on aide / ceux, actifs, qui désirent.
Ce faisant, il manquait l’essentiel, à savoir que la «culture pour tous» pourrait ne pas être l’envers mais la condition de possibilité d’une «culture pour chacun». Son itinéraire politique lui faisait également ignorer qu’une «culture pour tous», dès lors qu’elle est démocratique, ne contraint pas «tout le monde à aller dans le même sens», mais prépare au contraire chacun à trouver sa propre voie…
Mais peu importe ce manichéisme de Malraux, dès lors qu’il sert aujourd’hui à merveille les intérêts du ministère pour lequel les subtilités de la réalité valent moins que les brutales conditions du combat politique.
Les doctrinaires du ministère ont ainsi conçu de toute pièce un processus d’«intimidation sociale» en en faisant incomber la responsabilité à la culture.
Sans même prendre en compte cette évidence que la culture dominante est celle de la classe dominante, ils ont bricolé un discours selon lequel «une certaine idée de la culture […] conduit, sous couvert d’exigence et d’excellence, à un processus d’intimidation sociale».
Plus que le cloisonnement géographique, plus que la précarité sociale, ce serait donc, selon eux, le parti pris de l’exigence et de l’excellence en matière de culture qui enclencherait dans les classes populaires un processus d’«intimidation sociale» générateur de marginalisation.
Autrement dit, la quête d’«exigence et d’excellence» fait de la «culture pour tous» une culture pour une élite: «Trop souvent la culture pour les mêmes, toujours les mêmes, parfois même pour quelques uns seulement», renchérit le Ministre (19 janv. 2010). Au lieu de créer du lien social, et d’effectivement s’adresser à tous, la «culture pour tous» serait donc entachée du paradoxe négatif de générer de l’exclusion.
Alors que, par un paradoxe symétrique, mais positif, la «culture pour chacun», plus populaire et plus proche des individus, saurait, elle, à partir de l’intime, déjouer l’«intimidation sociale» et créer du lien social.
On reconnaît bien là la doxa libérale qui fait de l’individu singulier et supposé libre la base et la force de la société, contre les conceptions qui ne séparent pas l’individu de ses déterminations sociales. Le «devoir d’inverser» qui guide désormais l’action ministérielle est donc clair, il s’agit de substituer une orientation résolument libérale aux conceptions en vigueur jugées trop sociales. «La culture, s’enflamme le Ministre, doit toucher chacun dans sa particularité, sa personnalité, sa différence, que ce soit d’origine, de milieu, de territoire, de sensibilité, ou encore de génération. Rien n’est plus émouvant que de voir les frontières sociales rendues artificielles par la magie de la culture» (19 janv. 2010).
Mais la «magie» de ce passage du social à l’individuel, du «tous» au «chacun», s’opère par un abandon résolu de «l’exigence et de l’excellence». En somme, l’option libérale consiste en une culture sans qualité, ravalée au rôle d’«outil politique de lien social», c’est-à -dire en une inversion totale du sens de l’action publique de la culture.
Alors que l’utopie d’un «élitisme pour tous» défendue par Antoine Vitez ouvrait pour chacun la perspective de s’élever au-dessus de sa condition; la «culture pour chacun» telle que la conçoit Frédéric Mitterrand rabaisse l’ambition à la petite sphère de l’intime. Alors que la culture se voulait une force de dépli de soi, elle n’est plus aujourd’hui envisagée que sous la forme d’un repli sur soi.
En réalité, le recours à l’intime n’est guère qu’une tentative de brouiller les clivages sociaux, de replier la culture sur les pratiques individuelles «amateurs» et «spontanées», de dévaluer l’excellence sans laquelle il n’est pourtant aucune vraie création, et surtout de mener une offensive de séduction politique en direction des fameux «groupes sociaux exilés d’une culture officielle trop éloignée de leurs modes d’existence».
Dévaluer ainsi l’«élitaire» au profit du «populaire» au lieu de les réconcilier, c’est faire sombrer la culture dans le populisme, et lui infliger une grave défaite.
André Rouillé
Lire
— Culture pour chacun. Programme d’actions et perspectives, ministère de la Culture et de la Communication, sept. 2010.
(Sauf indications contraires, les passages entre guillemets renvoient à ce document).
— Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l’occasion de la présentation de ses vœux à la presse, 19 janv. 2010.
(Les citations extraites de ce discours sont suivies de la date: 19 janv. 2010)
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