De sa longue formation de scientifique, Carsten Höller a gardé un sens aigu de l’expérience : ses expositions sont des installations sensibles au comportement du spectateur, au déplacement de son corps et à la circulation de son regard. Au MAC de Marseille, il a conçu en 2004 une double exposition parallèle construite autour d’un axe de symétrie. En 2003, une exposition tenue au Fürgfabriken de Stockholm proposait déjà deux parcours différents dans la même exposition, l’un de jour, l’autre de nuit.
Carsten Höller poursuit ses expérimentations sur le double, et présente cette année à la galerie Air de Paris des pièces plus sobres, perturbant discrètement les règles ordinaires de la perception.
L’œuvre la plus imposante est aussi la plus effacée : il s’agit d’un papier peint disposé sur l’ensemble des murs de la pièce principale de la galerie, recouvert de lignes diagonales grises aux formes géométriques, les lignes de Zöllner.
Bien que strictement parallèles, les bandes semblent animées d’un curieux mouvement de torsion, tantôt convergentes, tantôt divergentes.
Carsten Höller poursuit son exploration de ce phénomène optique, déjà présenté au MAC en 2004, mais redouble les lignes chevronnées d’une zone ombrée qui accentue le trouble du regard.
A hauteur d’yeux, une série de copies de photographies forme une frise continue de mur en mur : ces images passées ont été prises par un groupe d’une petite dizaine de détectives, tous chargés individuellement d’en suivre un autre du groupe. Chacun est donc lui-même suivi, mais à son insu, et cette règle du jeu forme ainsi une chaîne en boucle de chasseur chassé. Absorbé par sa proie, le détective se fond dans l’ombre de celle-ci et s’efface dans l’anonymat : redoublé indéfiniment, ce processus dissout l’autonomie de la personne dans un jeu de reflets sans fin.
Dans le sillage de ce dédoublement de la subjectivité, Carsten Höller défait les critères matériels de l’œuvre au bénéfice de la photocopie ou du papier peint, et présente des photographies qui ne sont que les documents de travail des détectives. Il force ainsi le regard à osciller de l’objet à son reflet, de l’original à son avatar reproductible, de l’œuvre au document, au bénéfice d’un mouvement de va-et-vient irréductible à toute fixation.
C’est dans la série de ses doubles que cheminent l’identité de l’œuvre et du sujet, et ces deux notions sont résolument inséparables. Profondément inspiré par le paradigme quantique, Carsten Höller en déplie les conséquences plastiques : le regard de l’observateur influe sur son objet et le modifie, ne cesse de le construire sans jamais parvenir à le réduire à une objectivité stérile.
Télé Phi pousse à l’extrême ce mouvement d’oscillation vertigineuse du regard : deux écrans de télévision branchés sur deux chaînes différentes sont projetés en alternance rapide et régulière. Entre deux pulsations, l’écran devient noir, et l’œil saute sur l’autre écran, sans pouvoir suivre la trame d’aucune des deux chaînes.
Le spectateur est ici arraché à sa confortable position : loin d’être passivement conduit d’un bout à l’autre d’un récit, il est pris en étau entre ce double régime d’images incompatibles, impuissant à tracer les limites de son objet.
Carsten Höller :
— WPHI-TV, 2007. 2 monitors LCD, control unit. Edition 3.
— L’Ombre, 1997. Aluminium pot, cotton wool, shadows of Carsten Höller and Maurizio Cattelan. Edition 1.