ART | CRITIQUE

Double Bill

PCamille Fallen
@17 Avr 2012

John Baldessari, figure de l’art conceptuel? Oui et non: selon la réconciliation des contraires que l’artiste affectionne; car entre choc et suspens, il faut voir ce que Baldessari fait au concept. Trop Pop pour Kosuth? Oui et non. D’ailleurs, pour Baldessari, les catégories n’ont pas beaucoup de sens. L’exposition «Double Bill» en est une démonstration éloquente

Une catégorie est l’instrument du jugement déterminant qui, selon Kant, est le propre de la science, de l’objectivité. La catégorie permet de «subsumer» le particulier sous l’universel, c’est-à-dire de ranger le particulier dans un genre. L’universel impose alors sa loi au particulier. Mais John Baldessari, artiste américain de la côte ouest, né en 1931, n’est pas du genre à se laisser ranger sagement dans un genre. Faut-il, dès lors, se laisser aller au jugement réfléchissant qui, toujours selon Kant, correspond au jugement esthétique «libre sans concept», jugement de goût qui repose sur le particulier et au-delà, sur le génie?

Ce serait oublier que John Baldessari déconstruit la notion d’auteur et que ce qu’il assemble ici même, deux à deux, entre image imprimée (impression jet d’encre vernis) et image peinte à la main (huile, acrylique, parfois pastel gras sur toile), ce sont des parties d’œuvres empruntées à d’autres artistes, qu’on les appelle génies ou non.

«Double Bill», titre de l’exposition, c’est d’ailleurs l’expression employée au cinéma lorsqu’il y a une double tête d’affiche: un double bill au plus proche du double-bind, c’est-à-dire de la double contrainte en forme d’injonction impossible, qui entre cinéma et psychanalyse, brise le sens commun.

Dans la galerie, neuf pièces bicéphales, composées à chaque fois de deux parties d’œuvres juxtaposées, portent ainsi d’autres noms que le sien. En outre, on le sait, John Baldessari ne signe jamais ses œuvres, si ce n’est au dos de celles-ci, lorsqu’il était peintre, peintures qu’il a d’ailleurs pour la plupart détruites (Cremation Project,1970).
Toutefois, c’est encore un peu plus complexe. Car entre devinette et énigme, chaque tableau ne porte qu’un seul nom. À nous de connaître et de retrouver le second. Par exemple, en entrant dans la galerie Marian Goodman: Double Bill: … And David, 2012.

Le second peintre est Giorgio de Chirico et le tableau cité, qui donne ici le coup d’envoi, La Conquête du philosophe. Philosophie, citation, décontextualisation, dissémination du sens et évidemment, déconstruction, cela rappelle la «French Theory», pour le dire à l’américaine et en particulier, le philosophe Jacques Derrida (qui enseignait au printemps à UC Irvine, non loin de Los Angeles).
Mais c’est sans compter l’humour. La partie du tableau de Giorgio de Chirico, c’est-à-dire le détail prélevé par John Baldessari (et composant la moitié gauche de cette nouvelle toile) représente le bout de canon figurant sur l’original ainsi que l’un des deux artichauts. En vis-à-vis, une main tendue et un bout de tissu.
On pourrait croire à un rébus, ou bien, que l’on ait une illumination ou non, à un kôan de maître bouddhique (formule sous forme d’aporie qui, la contradiction intellectuelle dépassée, provoque l’éveil). Ou bien encore, on peut aussi se souvenir de l’histoire romaine et à l’envers de l’humour, de la tragédie.

Cette main est en effet celle de la femme éplorée de Brutus, tirée du tableau de David Les Licteurs rapportant à Brutus les corps de ses fils. Fils dont le consul Brutus dut ordonner le supplice, en raison d’une lettre attestant de leur trahison. Il faut relire Tite-Live. Soudain, la violence cachée ou bien refoulée peut ainsi exploser au détour d’une vision tenue absente de la scène, hors-champ, violence aussitôt pacifiée par l’humour visible et ainsi de suite réciproquement, scansion paradoxale des contraires tenus ensembles par ces toiles à deux têtes plus une.

En hybridant ainsi des détails de tableaux choisis (la notion de choix est primordiale dans le travail et dans la conception de l’art de Baldessari), l’artiste dit aimer l’idée de jouer au Dr Frankenstein. Selon lui, l’image ancienne perd son sens, meurt, devient cliché. En brisant le cliché, John Baldessari cherche à «réinvestir ce qui est mort» pour le faire revenir à la vie, à injecter aux images «un autre type de sens».
S’il dit que ceci est une métaphore, il faut alors préciser que ses toiles relèvent également ici d’un procédé métaphorique. Dans La Métaphore vive, Paul Ricoeur écrit «Le sens métaphorique, n’est pas l’énigme elle-même, la simple collision sémantique, mais la résolution de l’énigme, l’instauration d’une nouvelle pertinence sémantique». Ce qui est dit là des mots peut être dit ici des images et des perceptions, selon un procédé qui s’apparente également au montage alterné d’Einsenstein.

Mais d’autres figures rhétoriques sont encore à l’œuvre, comme l’allégorie, l’oxymore, la coïncidence des opposés, etc. Enfin, il s’agit aussi d’anomalie, au sens à la fois de mutation réussie et de transgression du principe d’identité (perceptif, sémantique, esthétique, historiques, etc.): ceci est, par exemple, humoristique et tragique, tantôt l’un, tantôt l’autre, ni l’un ni l’autre et les deux à la fois.
Dans tous les cas, ceci n’est pas seulement cela, le déictique est déstabilisé (l’expérience esthétique est déictique écrit Thierry de Duve) ainsi que sa performativité qui, l’un et l’autre, deviennent tout autres.

Ainsi, en parcourant l’exposition, Double Bill: … And Manet (2012), Double Bill: … And Dubuffet (2012), Double Bill: … And Picabia (2012), à chacun de se laisser saisir, réveiller ou choquer, à chacun de refaire l’histoire, de laisser osciller le sens et les sens de toutes les façons possibles, que l’on connaisse, reconnaisse ou non le deuxième artiste.
Et une fois que l’idée et le concept ont quitté l’ère du Même, qu’ils ont épousé l’Autre pour se laisser hybrider par le dehors et ses traces dans une concordante discorde, pour reprendre une expression de Nicolas de Cues, sans doute peut-on encore sortir deux œuvres plus anciennes de leurs contextes pour se remettre à leur écoute. La première de 1967-1968 disait «Tout est évacué de ce tableau sauf l’art, aucune idée n’entre dans cette œuvre», la deuxième de 1967 «Suppose it is true after all? What Then?»
Et à la fin, entre Balthus et Magritte, entre Le Passage du commerce et Ceci n’est pas une pipe, parce qu’il s’agit de Baldessari, on a aussi envie de chercher l’erreur…

Å’uvres
— John Baldessari, Double Bill:…And David, 2012. Impression jet d’encre vernis sur toile, acrylique, peinture à l’huile. 160,66 x 152,40 cm
— John Baldessari, Double Bill:…And Balthus, 2012. Impression jet d’encre vernis sur toile, acrylique, peinture à l’huile. 149,86 x 152,40 cm
— John Baldessari, Double Bill:… And Dubuffet, 2012. Impression jet d’encre vernis sur toile, acrylique, peinture à l’huile. 220,98 x 152,40 cm
— John Baldessari, Double Bill:…And Duchamp, 2012. Impression jet d’encre vernis sur toile, acrylique, peinture à l’huile. 161,29 x 152,40 cm
— John Baldessari, Double Bill:…And Picabia, 2012. Impression jet d’encre vernis sur toile, acrylique, peinture à l’huile. 228,60 x 144,78 cm
— John Baldessari, Double Bill:…And Matisse, 2012. Impression jet d’encre vernis sur toile, acrylique, peinture à l’huile. 210,19 x 144,78 cm

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