Smith (Dorothée Smith)
Spectrographies et Traum
Concevant un espace mixte à la croisée du laboratoire, de la salle de projection, du cabinet d’archives et de la galerie de portraits, Smith (dorothée smith) développe une poétique para-scientifique qui éprouve la porosité de la frontière entre imaginaire et rationalité. La question de la métamorphose de soi, centrale dans son travail, est ici abordée sous l’angle de la «plasticité destructrice», poursuivant l’exploration de l’appareil conceptuel de la philosophe Catherine Malabou.
A travers les figures du fantôme, du fantasme et celle d’une transformation post-traumatique, Smith donne corps à des processus de subjectivation qui agissent en creux ou en négatif, à même l’effacement, l’altération ou la blessure de l’identité. Témoins de ces destructions créatrices, ses œuvres invitent à une immersion dans une atmosphère obscure et diffuse, au cœur d’une esthétique de l’image constellée et auratique, propices à la contemplation ou à la rêverie.
La première salle accueille «Spectrographies» — un film de 59 minutes, une série de thermogrammes — et les vestiges d’une création antérieure, Cellulairement, installant d’emblée les conditions d’une œuvre survivante et rudérale, construite sur les ruines d’une autre dont la trace continue de la hanter.
Dans le sillage de l’hantologie derridienne, Smith y aborde les nouvelles technologies (implantées, injectées, projetées) comme des moyens de remédier à une absence, de prolonger la présence d’un être ou de donner consistance à son souvenir. Ses photographies thermiques sont ainsi peuplées de spectres qui sont autant de survivants, résistant à la mort, et d’absents, conjurant l’oubli.
Le film, méta-cinématographique en ce qu’il met en abîme les moyens de sa réalisation, suit la progression d’une enquête onirique sur le fantôme: comment survivre à la disparition de l’autre? Les restes de l’être aimé suffisent-ils à faire présence? Le fantasme a-t-il un corps? En cherchant à saisir cet absent, devenu intouchable, Smith mobilise dans «Spectrographies» la motivation créative du manque, la force plastique du désir, pour élaborer une véritable science du fantomatique, empruntant à la philosophie, à la littérature, au cinéma, aux sciences (sur)naturelles ou à la psychanalyse.
Avec le projet «Traum», incluant un film de court-métrage, une performance, une série d’impressions 3D, des photographies tirées sur aluminium et des documents d’archives, Smith projette ses visions microbiologiques dans la voûte céleste. Elle s’appuie sur l’homonymie entre «Traum» («rêve» en allemand) et «trauma» pour décrire la nosographie d’une psychose créatrice, dont les symptômes incluent trouble du sommeil, éveil halluciné et choc psychologique.
Inspirée par l’histoire de Vladimir M. Komarov et l’imaginaire aérospatial soviétique, cette fiction rétro-futuriste met en scène Yevgeni, opérateur de lancement d’astronef atteint de narcolepsie (trouble du sommeil chronique), et son ami cosmonaute, Vlad. Le premier ayant provoqué lors d’une crise de sommeil l’accident mortel d’une navette habitée par le second, il reste hanté par le souvenir traumatique de cette mort, au point d’en perdre son intégrité mentale et corporelle. Il fait l’expérience de plusieurs dépersonnalisations, des transformations imaginaires ou vécues, qui le mènent à la fusion totale avec un double féminin, Jenia. Seconde figure de plasticité négative, Vlad revient lui le hanter sous forme d’un drone avant d’être catastérisé (transformé en constellation), incarnant l’alignement de l’être, de la technique et du monde.
Attestant d’un hors-champ qui brouille les lignes de partage entre réalité et fiction, les figures en 3D et les portraits thermiques posées en regard, non sans évoquer les collections de Charcot, déclinent l’iconographie clinique de ces métamorphoses qui nivellent les plans biologique et astronomique. Aussi l’image d’un épiderme contaminé peut-elle tout à la fois apparaître comme un paysage cosmique et être l’indice d’une galaxie contagieuse logée au cœur de la chair, tout comme les prises de vues spatiales semblent reproduire le regard de Vlad, devenu drone, et annoncer sa future forme stellaire.
L’intervention de plusieurs experts (cosmologiste, physicien, psychologue, médecin, philosophe…), sollicités pour corroborer les termes de cette fable crypto-scientifique, achève enfin de jeter un trouble sur son authenticité. Leur polyphonie, la transversalité des perspectives soulevées et la pluralité des moyens plastiques mis en œuvre constituent ensemble une exposition matricielle, complexe et sophistiquée, qui densifie le projet poétique de Smith: celui de saisir par l’art les termes d’un devenir plastique commun au vivant et à la pensée.
Florian Gaité