Des « portraits de délinquants fichés utilisés comme cibles pour l’entraînement des policiers du commissariat de la ville de M., États-Unis » dévisagent des « représentations iconiques mutilées durant la guerre civile en Espagne ». La série « Cœur de cible » fait face aux « Statues ennemies ». Huit photographies sur chaque mur, seize clichés qui traitent de la cécité, seize tirages outragés.
La photographie anthropomorphique a été le fer de lance de la police scientifique à la fin du XIXe siècle. Elle a permis de ficher et de classer les criminels. À la Salpêtrière, elle a servi de sujet d’étude pour analyser l’hystérie. La science, à travers la physiognomonie, a tenté de lire les pensées secrètes de l’homme en étudiant les traits de son visage. La photographie, dans les deux cas, s’est révélée insuffisante, a été mal employée, et la rigueur scientifique est vite devenue un syllogisme spécieux. L’image comme la photographie sont à mettre en doute, sont à interroger, il faut éviter toute croyance.
Face à l’image, il faut être méfiant. La photographie n’est pas vérité. Elle n’est pas une preuve, elle est tout au plus un indice, une piste possible. Sophie Calle poursuit sans doute cette voie qui consiste à regarder les choses et les gens en fermant les yeux. Par son dispositif astucieux de vis-à -vis, elle met en joue plus qu’elle ne pointe son objectif.
D’un côté, des ex-voto mutilés et de l’autre, des criminels aux yeux bandés et aux visages criblés de balles, qui donnent l’impression de se retrouver au milieu d’un peloton d’exécution ! Mais le dispositif fonctionne dans les deux sens, car les bourreaux vont devenir des victimes. Les gangsters américains vont se retrouver dans la peau des martyres. Leur image est souillée, leur humanité refusée. Qu’ils soient en prison, en liberté ou condamnés à la peine capitale, leur dignité est atteinte, ils deviennent grotesques.
Devant l’image, tout regard est braqué face à l’histoire. L’image travaille la mémoire et ici, on ne peut s’empêcher de penser que les coups portés contre les statues seront les balles que recevront les Républicains espagnols.
L’absence de regard, paradoxalement, évoque des visages et des souffrances passés. Les clichés nous montrent un hors champ qui nous hante. Le hors-cadre nous plonge dans le champ de bataille de la guerre civile espagnole. L’année dernière, Patrick Tosani intitulait sa série « Regards » : des enfants nous fixaient, mais rien ne nous retenait à eux ; il y avait une absence de regard. Ici, c’est tout l’inverse. Le spectateur est scruté et comme jugé par ces regards en bandeau.
À l’heure où la télévision mosaïque et floute tous ses reportages, il est intéressant de montrer que le monde de l’art, pour des raisons analogues, censurent ces photographies pour respecter le droit à l’image. Mais le résultat est heureux, car la feuille de calque posée sur les yeux des criminels donne plus de poids à ces visages frappées du sceau de l’infamie.
Sophie Calle
— Série « Cœur de cible », 2003. Huit photos couleur.
— Série « Statues ennemies », 2003. Huit photos noir et blanc : Tranché à la hache, Christ défiguré, Retable fusillé, Saint aveugle, Vierge mutilée au marteau, Vierge aveuglée.