Interview
De Dominique Renson
Par Elisabeth Couturier
Depuis combien de temps peignez-vous? Quelle est votre formation?
Je peins depuis environ 20 ans. J’ai fait une école d’arts appliqués, l’Ecole Duperré. Je suis entrée ensuite aux Beaux-Arts, mais je n’y suis pas restée longtemps. Je trouvais qu’il ne s’y passait rien… En fait, j’avais surtout envie d’écrire des poèmes. Je voulais être poète. Mais ma mère a refusé que je rentre dans un lycée et que je fasse du Grec et du Latin…
Savez-vous pourquoi?
Je ne sais pas pourquoi, je n’ai jamais su pourquoi. J’étais une super élève, j’avais plusieurs années d’avance… Ça m’a révolté. Alors je suis partie de chez moi à 16 ans. J’ai fait une fugue, une grande fugue, je suis allée jusqu’en Turquie. Interpol me recherchait. On m’a retrouvée au bout de 6 mois. Un psy a dit à ma mère: «Mais votre fille c’est une artiste, qu’est-ce qu’elle aime faire? Faut la placer quelque part». Elle m’avait vu vaguement dessiner donc je suis rentrée à Duperré à 16 ans et j’en suis sortie diplômée à 20 ans.
Qu’est ce que vous y avez appris?
En fait ce qui me plaisait le plus, c’était des cours d’Histoire de l’Art, des cours de dessin… Mais c’était une école d’Arts appliqués. Tout était ramené à la fonction, à l’usage, au décoratif, et moi je cherchais l’art avec un grand A. J’avais déjà une très haute idée de l’Art…
Enfant, l’art faisait-il partie de votre environnement?
Pas du tout. D’une manière très spontanée, très jeune, j’ai eu envie d’aller dans les musées. À l’époque, ils étaient très peu fréquentés. Au musée d’Art Moderne, je me souviens notamment d’avoir vu Rouault comme ça, dans une salle absolument vide. J’allais aussi beaucoup au Louvre. Les musées étaient les seuls endroits qui me rassuraient… Où je me sentais à ma place.
C’est-Ã -dire?
Toutes mes angoisses, toutes mes peurs étaient apaisées… Dans un musée, au milieu des œuvres, j’avais l’impression d’être propre, d’être lavée de tous les excès et de toutes les bêtises que je faisais. Je pouvais y rester des heures, il y avait quelque chose qui m’amenait vers un ailleurs et qui correspondait à une quête de spiritualité, d’absolu.
Vous traitez la peinture à travers des sujets assez récurrents et somme toute classiques: portraits, autoportraits ou nus. Pourquoi ce choix?
Parce que je ne cherche pas l’originalité à tout prix. J’aime travailler sur la réalité. Je ne veux pas créer d’effets. L’anecdote ne m’intéresse pas. Je ne souhaite pas raconter d’histoires… C’est la vérité de la personne ou des personnes que je peins qui m’intéressent.
À ce propos, quels sont vos maîtres en art?
J’en ai eu beaucoup ! Il fut un temps où la présence d’un livre ouvert me rassurait. J’avais besoin de travailler avec un livre assez loin, mais qui était comme une sorte de livre ami et qui me donnait une forme de courage, qui m’aidait à vaincre ma peur de peindre. Ces livres amis sont toujours là , en moi et dans mes peintures. Un de mes premiers livres amis, ça a été Frans Hals parce que je trouvais qu’il avait une manière absolument extraordinaire de peindre les mains … Il avait en fait une touche presque à la Lucien Freud. Très souvent les gens rapprochent mon travail de Lucien Freud, on dit: «Ah, ça fait penser à Lucien Freud!» Et au bout du compte, je ne me sens pas du tout proche de Lucien Freud, je me sens beaucoup plus proche de Frans Hals!…J’ai toujours été attirée par les peintres espagnols, comme Vélasquez, El Greco, ou Goya.
Le Goya des années 1810-1830, celui des visions cauchemardesques, des séries comme «les désastres de la guerre» ou les «peintures noires»?
Oui, je me souviens, quand j’étais petite, qu’un de mes premiers dessins était inspiré par un géant qui mange ses enfants, le tableau de Goya intitulé Saturne dévorant un de ses enfants (1815)!
L’ombre de Bacon semble planer au-dessus de votre travail, notamment en ce qui concerne la série de nus installés dans des boites. Bacon fait-il également partie de votre panthéon?
Oui, Bacon, ça reste une sorte de permanence. Quand j’ai voulu cerner des espaces sur mes fonds blancs, je suis retournée vers Bacon. On retrouve, chez lui, une manière symbolique de travailler la perspective. Et c’est un peintre qui a toujours revendiqué l’influence de la grande peinture espagnole sur son travail.
N’avez-vous pas l’impression de nager à contre-courant d’une avant-garde qui a mis au rencard les pinceaux et qui revendique une sorte de distance ironique, voire humoristique par rapport à la réalité?
Quand j’ai commencé à peindre, je l’ai fait parce que ça correspondait à un désir, je n’ai pas cherché à explorer un concept… Mais il est vrai que je me suis sentie quelques fois très isolée. Et malheureuse. Et puis de temps en temps, j’ai fait des rencontres réconfortantes, comme avec le critique d’art Bernard Lamarche-Vadel, aujourd’hui disparu. Je lui avais montré des peintures abstraites, un peu dans l’air du temps, car je me posais beaucoup de questions. Et puis aussi ce qui était déjà mon obsession: une série de portraits. Il m’a dit: «mais restez avec ça, c’est tellement plus avant-garde». Donc sur mon chemin, j’ai toujours rencontré, comme ça, des gens qui m’ont aidé, qui m’ont permis de continuer… Aujourd’hui, je me fiche un peu d’être ou non à contre-courant. Mais, à chaque fois que je vois mon travail au milieu d’expos collectives, j’ai toujours une espèce de choc, parce que je trouve que c’est toujours un peu décalé.
On a le sentiment, en regardant vos toiles, que vous peignez à l’arrachée. Vous laissez apparaître les coups de pinceau. C’est comme si on voyait à travers la peau des personnages. On devine les veines, le sang qui circule. Que cherchez-vous à transmettre?
Je suis un peu barbare quand je peins. Il y a ce fameux premier jet et puis il y a toujours une sorte d’insatisfaction parce qu’en fait, je cherche à aller au-delà des traits, j’essaie d’imaginer des choses qui sont derrière la façade… Je ne peux y arriver qu’à travers une sorte de déséquilibre. Avec la figure, avec la peinture, il y a cette espèce de notion un peu ringarde. On est toujours comme une sorte de funambule. Il y a ce moment où l’on peut très vite tomber dans un côté psychologique de la peinture, moi, ça m’énerve, la peinture psychologique…
C’est pourquoi, on a l’impression, en regardant de près les multiples touches qui forment le visage ou le corps de vos figures, toujours très ressemblants, que s’il y avait un choc, tout pourrait se disloquer et anéantir la représentation. Votre façon de peindre questionne l’intégrité physique Vous entretenez une idée de déstabilisation permanente alors que paradoxalement, vos toiles sont traversées par une énergie vitale puissante. En avez-vous conscience?
Les gens croient souvent que mes tableaux sont signés par un homme assez costaud! On a encore dans l’idée que la peinture appartient plutôt aux hommes. Probablement à cause de son côté un peu sale, un peu barbare, un peu cuisine, un peu gros œuvre.
Comment travaillez-vous? Vous avez besoin d’être dans un état particulier pour attaquer un tableau?
Oui. Pour attaquer un tableau, il faut que je me mette en condition. Je repousse toujours le moment parce que je me dis, oh là là , je sais que ça va être une souffrance, mais j’aime bien. Je ne peux pas me passer de cette souffrance, quand je ne peins pas, je recherche toujours une souffrance ailleurs. Mais je retarde quand même le moment de m’y mettre. Je trouve mille autres activités à faire. Préparer mes couleurs, par exemple. Je peins toujours à l’huile, alors il faut qu’elle réagisse, qu’elle prenne, qu’elle devienne un peu plus vive, un peu plus vivante, un peu plus collante. Il me faut une grande journée devant moi sans avoir de rendez-vous, sans interruption. Et alors, quand je sens que je commence à avoir le bas des mâchoires un petit peu crispé, je sens que ça commence à venir, que je commence à pouvoir peindre. C’est ce moment que je recherche: rentrer dans la peinture.
C’est quoi exactement pour vous, rentrer dans la peinture?
C’est dépasser la seule question de la représentation. Accepter, par exemple, des traits comme ça, qui paraissent vraiment bizarres. Il y a ce moment où il faut laisser une sorte de place à la chance, je ne dirais pas au hasard mais à la chance. Au-delà de la technique, il faut une certaine chance pour réussir à peindre à peu près correctement.
Vous voulez dire qu’il faut se mettre dans un état particulier?
Il y a cette montée d’adrénaline. Je transpire. Je sens mauvais. Ça me rassure! J’aime beaucoup la peinture pour ça. Parce que quand je fais des photos à partir desquelles je peins, ce n’est pas du tout pareil. Il y a un contentement immédiat. Alors qu’avec la peinture, je ne suis jamais satisfaite, au contraire. Je suis toujours déprimée à la fin de la journée. Mais après, je sais que j’ai eu ces moments de contentement, mais quand ces moments de contentement arrivent, ils sont aussi plus intenses, et ils durent beaucoup plus longtemps.
Un tableau est terminé à quel moment pour vous?
D’abord j’aime terminer vite une toile. Je ne supporte pas de la reprendre, je n’en ai plus envie… Ça m’ennuie et me dégoûte presque… Et puis de toute façon, je ne m’y repérerais plus. Il y a une telle alchimie entre le geste et la concentration… J’ai une forme d’impuissance à reprendre une toile. Quand elle est finie, pour moi, c’est déjà du passé. C’est plus excitant d’en reprendre une autre parce qu’on se dit toujours qu’elle sera beaucoup mieux!
Votre façon de parler de votre travail est assez métaphorique de la jouissance, sexuelle ou autre. Il y a une montée du plaisir suivi d’une redescente. Est-ce ce genre de référence qui vous a fait un jour écrire : «la peinture est un moyen barbare de deviner…»? Deviner quoi?
De deviner ce qui se passe chez les autres. Quand je peins une personne, je suis comme un cannibale, je la mange, je rentre à l’intérieur. Je comprends plein de choses. Du reste, il y a des gens que je n’ai plus envie de revoir. Mais la plupart du temps, les personnes que je choisis de peindre sont des personnes que je connais et dans la peau desquelles j’ai envie de rentrer. Et donc, quand je dis «un moyen barbare de deviner…», c’est deviner des choses chez ces personnes, mais des choses qui se passent aussi à l’intérieur de moi. Car regarder l’autre comme ça, droit dans les yeux, sans aucune anecdote, en essayant d’aller au plus profond de son être, c’est finalement se regarder soi-même.
Votre peinture dégage une forte gravité au point que votre œuvre ne peut absolument pas laisser indifférent. On y adhère immédiatement ou on la rejette violemment. C’est voulu?
Non, je ne peux pas faire autrement. Je n’ai pas le choix. C’est-à -dire qu’à un moment donné, je ne suis plus maître du jeu. Je pense que ma peinture est traversée par une forme d’obsession: la mort. Elle est toujours présente… Mais ce n’est pas voulu consciemment.
Vous aimez représenter des corps nus, pourquoi?
Moi, je pense que le sujet de la peinture, ce n’est pas l’homme, mais l’âme humaine, au sens poétique du terme. Même les peintres abstraits comme Rothko ou Ryman souhaitaient traduire cette chose mystérieuse qui sous-tend les questions métaphysiques: d’où vient-on? Où va-t-on? Moi, j’ai besoin de passer par la représentation du corps, le plus souvent dans sa nudité, pour essayer d’atteindre désespérémment cette dimension. C’est peut-être un peu naï;f ou prétentieux, mais c’est pour ça que je continue à peindre. A chaque fois, je pense que je vais réussir et puis à chaque fois ça m’échappe.
Il émane de vos modèles, une certaine forme de souffrance… j’y trouve une parenté avec le mouvement Body Art, celui des années 70-80. Avec cette tendance qu’a eu le Body Art à un moment, d’explorer les limites de la souffrance, d’atteindre un autre état de conscience, à travers des performances ritualisées, souvent dangereuses. Est-ce que vous vous sentez des affinités avec le Body Art?
Oui. J’ai beaucoup suivi toutes les performances, par exemple, celles de Gina Pane, de Vito Acconci, et de bien d’autres. Je me sens plus proche de ces gens-là , qui utilisaient la performance, que des peintres, en général. Enfin si je devais prendre comme référence, si je devais développer une autre forme d’art que la peinture, peut-être que j’aimerais faire des performances.
Les corps que vous représentez sont souvent montrés dans des postures inconfortables. Je pense, notamment aux nus enfermés dans une boîte: il y a une idée de contorsion. C’est la même chose concernant vos peintures réalisées dans le métro: les gens y sont entassés. Dans votre dernière série, celle des portraits en pied d’hommes et de femmes en costumes, ils n’ont pas forcément des postures très naturelles, pourquoi cette distorsion du corps?
Je ne parlerai pas de distorsion. Pourtant, c’est vrai, j’avais envie d’enfermer mes modèles, de les encager, de les capturer, de leur faire perdre l’équilibre. Donc, j’ai eu l’idée de construire une boîte pour qu’ils se sentent prisonniers et à l’étroit. Ça les obligeait à prendre des postures inattendues. Mais avant, je me suis prêtée moi-même au jeu. Cette idée vient de loin: quand j’étais petite et que des gens que je ne voulais pas voir venaient à la maison, je m’enfermais toujours dans des armoires ou des placards. J’ai arrêté cette série dès que j’ai senti que ça pouvait devenir un effet.
Qu’est-ce qui déclenche chez-vous l’envie de peindre un modèle ?
Quand je sais que je vais avoir envie de peindre quelqu’un, je suis tout d’un coup comme un animal… C’est instinctif. C’est comme si j’avais des petits émetteurs qui m’envoient des signaux, mais je ne peux pas les décrypter.
Vous peignez souvent des êtres qui affichent une ambiguï;té en ce qui concerne leur identité sexuelle. On ne sait pas toujours si ce sont des hommes ou des femmes, on repère des travestis, des transsexuels. C’est très récurrent dans vos peintures. Est-ce un univers qui vous est proche? Seriez-vous la Nan Goldin de la peinture?
En fait, j’aime les têtes d’hommes et les corps de femmes. Les visages d’hommes ont une structure osseuse qui m’intéresse. Par contre les corps de femmes dégagent une sorte de lumière, quelque chose de très troublant. En ce qui concerne les travestis, ils ont toujours fait partie de ma vie puisque quand j’étais adolescente tous mes amis étaient travestis, ils venaient me voir, ils me faisaient la surprise, car ils se changeaient devant ma porte. Du reste ça m’a valu d’être virée de chez moi! Ce sont des gens que je trouve très touchants: ils vivent en marge et ils souffrent. Je me sens toujours très proche des gens qui souffrent.
Dans votre série sur les enfants, on sent un certain apaisement. Est-ce une nouvelle voie, un nouvelle direction dans votre travail?
Je pense que les enfants souffrent de leur dépendance au monde adulte. Ils ont peur de plein de choses, ils ont besoin d’être rassurés, et peut-être alors que j’ai envie de les épargner. J’ai l’impression que ce travail met moins mal à l’aise. On m’a souvent dis que mes peintures étaient terrifiantes, notamment les boîtes, parce qu’elles évoquaient le couloir de la mort ou de la folie…
> A voir:
Exposition Dominique Renson
Du 6 juin au 15 juillet 2007
Galerie Bertin-Toublanc
35 avenue Matignon
75008 Paris, France
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