paris-art.com. Tu crées des pièces sonores depuis une dizaine d’années, comment la parution d’un livre prend-elle place au sein de ton travail ?
Dominique Petitgand. Ce livre est une extension de mon travail : il l’accompagne, il en propose une approche particulière, non exclusive. Il cohabite avec d’autres modes de présentation (les diffusions sonores, les installations, les disques). Mais, réalisant un travail exclusivement sonore, le goût du paradoxe n’est pas l’état d’esprit dans lequel j’ai entrepris de faire un livre. C’est une façon pour moi de repenser mon travail et de poser la question de l’essentiel. C’est explorer une autre dimension et me dire : « L’essentiel pourrait ne pas être dans le son ». L’idéal, pour ce livre, serait que les pièces sonores existent dans la tête de chacun par leurs transcriptions, qui sont forcément lacunaires, avec les différents sons, rythmes et les voix que chacun y met.
Dans ce livre, il y a les pièces transcrites; il y a les deux entretiens avec Guillaume Desanges; il y a les notes d’écoute d’autres personnes; mais le son, justement, n’est pas là . Comment envisages-tu l’approche du livre par quelqu’un qui n’a jamais entendu tes pièces ?
Ces textes, s’ils sont plusieurs formes de représentation ou de commentaire de l’œuvre, peuvent (je l’espère) en transmettre quelque chose d’essentiel. Un essentiel qui se déplace à chaque fois, selon l’angle d’approche choisi. Le livre a aussi été envisagé comme une amorce, un déclencheur, pour la découverte des pièces, pour leur écoute réelle.
On pourrait tout de même se dire que certains éléments échappent forcément au lecteur qui n’a pas accès à l’intégralité de l’œuvre contrairement à l’auditeur…
Oui, mais cela ne pose aucun problème. On sait depuis le début que cela va être ainsi : on a toujours une vue partielle des choses et je pense qu’il y a le même genre de mécanisme à l’œuvre devant toute forme de représentation, lorsque l’on passe d’une dimension à une autre. Ces textes sont autre chose, un autre moyen avec une autre temporalité, une linéarité particulière, etc. L’intérêt se joue aussi par ce manque.
Tu veux parler de l’impossible exhaustivité de toute reproduction ?
Oui, Il y a toujours une frustration face à une reproduction : ça n’est pas le réel. Moi, je travaille toujours à partir d’un handicap. Je travaille aussi le son parce qu’il est absence d’image, et le texte (pour ce livre) parce qu’il est absence de son : je suis intéressé par les handicaps et la façon dont il faut faire avec ces manques et arriver à générer, malgré tout, une certaine vision du monde.
Une inadéquation existe entre la voix que l’on place mentalement pour lire le texte et la réalité de la pièce sonore. D’après ce que tu viens de dire, ce décalage, que l’on pourrait comprendre comme un manque et qui se produit lors de la lecture, participe du sens de ton œuvre ?
Oui, d’une certaine manière le livre rejoint mon travail. Il va même parfois plus loin. Par exemple, je ne travaille pas l’identité des personnes, je ne fais pas du documentaire. Cependant, le problème du contexte (social, géographique, familial, etc.) se pose toujours dans le son, et il reste toujours des traces : l’accent que peut avoir quelqu’un, le fait que ce soit du français… Dans le livre, j’ai choisi de noter « première voix, deuxième voix » plutôt que de préciser « une voix d’enfant » ou « une voix de femme, éraillée »; du coup, ça prend une tournure encore plus abstraite, allégorique. Avec un texte sur papier, on recrée quelque chose de l’ordre d’une théâtralité intérieure: il y a un potentiel de voix disponible et chacun a son théâtre mental avec ses acteurs, ses références… Chacun réalise mentalement le texte. Et puis, à partir du moment où le son devient texte, où l’écoute devient lecture, les traductions (ici en anglais) deviennent possibles. Traduire une voix ou un son dans un autre langage est difficile, il s’agirait plutôt de les faire réinterpréter. Par contre, un texte se porte, par sa nature, à toutes les traductions.
On peut remarquer que ton travail ne comporte pas de dialogue. Que ce soit dans tes pièces sonores et donc dans le livre, où l’enchaînement des paroles rappelle le discours théâtral, cette absence de dialogue semble participer de l’élaboration d’un univers mental singulier puisque l’auditeur ou le lecteur n’est pas « pris » dans un contexte…
De façon anecdotique, déjà , le fait que je n’enregistre jamais deux personnes à la fois peut en partie expliquer l’absence de dialogue. Le fait que chaque protagoniste soit renvoyé à sa propre solitude, comme l’auditeur d’ailleurs, permet l’émergence d’une parole vraiment singulière et d’une certaine forme d’abstraction. Si ça n’est pas intentionnel au départ, cela participe de la construction d’un univers mental, non réaliste. Les voix comme incarnation de figures.
C’est dans le but de permettre cette mise en scène mentale qu’il n’y a pas de disque dans ton livre ?
Les disques existent déjà par ailleurs. Ce livre est un support autonome. C’est une des représentations possibles de mon travail : il n’y a pas de disque puisque je ne voulais pas que les pièces sonores soient réellement présentes, mais juste les évoquer par les textes… Il s’agissait pour moi de jouer entièrement le jeu du livre et d’assumer son statut jusqu’au bout. Je pense que les textes, dans une certaine mesure, peuvent se suffire à eux-mêmes et c’est pour ça que je ne m’intéresse pas aux « multicouches ».
Que désignes-tu par « multicouches » et qu’est-ce que cela génère que tu voudrais éviter ?
La multicouche c’est travailler avec plusieurs medias ajoutés les uns aux autres, quand tout s’empile. Je trouve plus intéressant de prendre un seul médium, de l’isoler et d’en faire une proposition à part entière, singulière et isolée. J’ai plusieurs idées de projets que je pourrais mener avec le texte, le son, de façon radicale mais je ne vais pas les réunir, au contraire, je vais les mener toutes de façon individuelle, en parallèle. C’est important.
Tu es un des rares artistes dont la production est accessible ou largement diffusée, est-ce que tu as déjà pensé à faire des disques en édition limitée ?
Non, car je trouve que c’est une aberration. Je comprends l’édition limitée, quand elle est le fruit d’une circonstance : quand elle est liée à des problèmes d’argent (par exemple, quand on n’a pas assez d’argent pour en faire plus de 50 exemplaires). Par contre, l’édition limitée voulue comme telle pour donner de la plus-value à l’édition, je trouve cela assez détestable. Je déteste l’idée qu’une œuvre a une plus-value parce qu’elle est unique ou rare, réservée à quelques-uns. Je déteste donc l’idée d’exclusion, de cercle limité.
C’est la même chose pour la photographie.
Oui et je n’aime pas une certaine façon de traiter la photographie par les éditions limitées. On a remarqué l’essor de la photo qui, contrairement à la peinture, est un procédé de reproduction du réel, qui se reproduit lui-même. C’est peut-être le plus grand intérêt de la photo.. Après, il y a aussi le problème pour l’artiste de gagner sa vie… Je crois aux arts liés à l’idée de la reproduction. Il faut un minimum de démocratie dans l’art pour que chacun ait naturellement accès aux œuvres reproductibles.
La fétichisation de l’œuvre d’art se retrouve, de fait, également dans le cadre des institutions.
Oui. Mais les œuvres y sont visibles par tous et l’institution est garante de leur pérennité. C’est pour moi aussi important que le principe de la bibliothèque. Faire des installations dans des musées ou des institutions est important comme placer ses éditions dans une bibliothèque.
Entretien réalisé par Diane Brousse et Marcelline Delbecq en septembre 2003 pour paris-art.com.
Publications
— Dominique Petitgand. Notes, voix, entretiens, Aubervilliers : Les Laboratoires d’Aubervilliers, 2002.
Discographie partielle
— Le Point de côté
— Le Sens de la mesure, label Ici d’ailleurs…
— 10 petites compositions familiales, label Metamkine.