Dominique Figarella, Raphael Hefti
«Dans l’exercice d’une pratique, l’on a ainsi affaire à des matériaux, c’est une fatalité. Je veux dire qu’à l’origine de la mise en branle d’une activité, il y a toujours un matériau, la relation à un matériau»
Conduire sans permis, Essai de Dominique Figarella, in Actu — De l’expérimental dans l’art, sous la direction de Elie During, Laurent Jeanpierre, Christophe Kihm et Dork Zabunyan, Les Presses du Réel, Dijon, Domaine Fabula, Bruxelles, 2009.
Figures du ratage, de l’expérimentation, de la maltraitance, Dominique Figarella et Raphaël Hefti se positionnent autour de la question de l’abstraction en contraignant le spectateur à regarder d’un peu plus près, à transgresser les interdits et les sacro-saints écrits artistiques ambiants définissant tel ou tel type de lecture, laissant le champ libre à l’appréhension de chacun quant aux modifications, aux mutations de la matière.
Dominique Figarella
Dominique Figarella, artiste français né en 1966, aime à bousculer l’ordre esthétique régnant notamment les liens établis sur la base des savoirs et sur les discours produits à propos des matières, des matériaux et de la perception artistique des œuvres. Car il s’agit bien de perception quand on regarde une œuvre de Dominique Figarella. Cette compréhension des matériaux et du geste est liée aux stimuli visuels, mais la qualité de cette compréhension et des sensations qui en découlent n’est pas seulement relative à ces stimuli. La sensation varie selon le sujet et le contexte dans lequel il la reçoit. La connaissance de la matière, de la forme voire dans certains cas de la non-forme et de l’abstraction fait appel à la subjectivité de chacun. Ainsi, comme l’explique Dominique Figarella dans son essai, Conduire sans permis: «il devient possible de dérégler (ou encore d’esquiver) l’intimité que le matériau entretient avec les énoncés qui font habituellement autorité sur la façon dont on le conçoit et donc sur la façon dont on s’en sert».
A première vue, on serait tenté de comprendre et ressentir les toiles de Dominique Figarella comme des œuvres purement abstraites, mais le principe même qu’utilise l’artiste est de donner à nos sensations pléthore de clivages. Dans un premier temps, il va recouvrir la toile d’une couche monochrome puis va la parsemer de tâches, celles-ci sont placées de manière aléatoire, interviennent nonchalamment au gré des envies de l’artiste ; le geste est libre, non contrôlé. L’artiste vient à la rencontre de son tableau puis repart. On aurait pu s’arrêter là , parler d’Action painting ou de Dripping. Mais celui que Catherine Perret compare à Diogène dans Peindre à même la réalité, semble marcher dans les pas du philosophe (Peindre à même la réalité, Catherine Perret, in. Dominique Figarella, LiFE, Saint-Nazaire, 2011, pp.13-29).
Cynique et indépendant il va recouvrir tour à tour chacune de ces tâches d’aplats de couleur opaques. Masquées, bâillonnées, censurées, elles cessent d’exister pour disparaître derrière un écran. Un voile de pudeur, de cette même censure qui fait partie intégrante de toute histoire de l’art et existe au préalable dans toute société établie prodiguant ses propres codes. Bien qu’exposant cette censure, Dominique Figarella va aiguiser notre sensibilité et notre acuité visuelle. Ses aplats carrés, ronds, reprenant des formes géométriques simples vont peu à peu dessiner une forme et donner naissance à une figure formellement identifiable. En faisant s’interpénétrer ainsi les formes, les matières, il va nous inviter à s’interroger sur la constitution des œuvres et la pensée qui les habite.
L’espace même du tableau devient, chez Dominique Figarella, une sorte de lieu où s’affrontent différents points de vues tant esthétiques que matériels ainsi que différents gestes artistiques mêlant l’abstraction ou la figuration, recréant ainsi un espace pictural multiple. Et «bien que le tableau appartienne sans conteste au monde des objets, son fonctionnement reste celui d’un dispositif qu’il pratique et non pas un médium, une discipline ou un métier qui s’appellerait peinture» (I look at the sky and I don’t know what I’m looking for, Dominique Figarella & Paul Sztulman, in. Dominique Figarella, LiFE, Saint-Nazaire, 2011, pp.50-111).
Dominique Figarella développe un art complexe fait de décisions propres et d’accidents, où des gestes et des tâches sont mis en scène, le tout dans une démarche abstraite travaillant à figurer l’acte même de peindre.
Raphaël Hefti
Né en Suisse en 1978, Raphaël Hefti, a suivi une formation en électronique avant d’étudier l’art, le design et la photographie. Au fait des techniques industrielles, il travaille sur les altérations et les possibles erreurs des procédés mécaniques, en les poussant à leur paroxysme afin que ces altérations initiales se transforment en esthétisme. Ce n’est pas la relation entre l’objet et son image qui l’intéresse mais les propriétés mêmes des matériaux.
Prenons l’exemple du verre, ce dernier est à l’origine censé être transparent afin de laisser pénétrer la lumière ou de protéger une vitrine, un lieu de son contenu. Cette volonté d’invisibilité fait de lui en quelque sorte un non-objet car sa destination finale n’est ni plastique, ni empirique dans le sens où son existence est réduite à minima. En ajoutant plusieurs couches d’anti-reflet sur d’immenses plaques de verres, Raphaël Hefti inverse le procédé initial de transparence et rend la matière visible. La lumière ne traverse plus directement la surface, elle se défragmente laissant apparaître les différentes couleurs du spectre lumineux qui varient selon l’endroit et l’exposition de la pièce.
Avec les métaux, le procédé utilisé est tout aussi radical. Il interrompt de façon soudaine le processus de trempage de l’acier; il en résulte que le métal imprime une sorte de mémoire sensitive et devient à son tour un objet fragile, revêtant une palette chromatique allant du rose au bleu en passant par le brun sombre. Sa série de photogrammes, Lycopodium, subit elle aussi cette sorte de maltraitance. Des spores présents sur la mousse de Lycopodium sont placés sur du papier photo, puis brûlés, secoués, exposés et enfin développés donnant ainsi naissance à des visions aux allures d’images satellites voire de paysages extraterrestres.
Mêlant technique, aléatoire et accident, alchimie et métaphysique, Raphaël Hefti pousse jusqu’au bout sa volonté de voir jusqu’où la matière peut être modifiée et modifiable: «Les différents matériaux ont chacun leur propre définition, leur causalité — j’explore cela (…) le monde de l’art est plutôt tolérant face à ce genre d’expérimentation», commente t-il dans un récent entretien accordé à Alexis Vaillant. Il s’intéresse via l’expérimentation technique et scientifique à la mise à mort de l’objet en tant que tel. Au XIXème siècle on aurait pu considérer cela comme une pratique magique ou ésotérique mais en destinant cet objet à une fonction nouvelle, celle de l’ultime possibilité via l’absurdité de son imperfection; Raphaël Hefti crée une pure abstraction plastique, une forme précieuse, vaporeuse et infiniment poétique.