— Éditeurs : Galerie d’Art contemporain, Beauvais / Galerie municipale Édouard Manet, Gennevilliers
— Année : 2002
— Format : 24 x 30 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : 48
— Langue : français
— ISBN : non précisé
— Prix : non précisé
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par Karim Gaddhab (extraits, pp. 15-16 et 17)
L’insertion d’incisions dans la surface en lieu et place de l’exercice ordinaire de la peinture, trouble l’économie du tableau bien plus que ne saurait le faire une simple variation de la technique picturale. Pratiquer une multitude de perforations, en effet, n’est pas un geste anodin. Que la surface se transforme (non pas seulement du point de vue de l’image, mais aussi de sa structure physique même) en véritable constellation entraîne un certain nombre de conséquences.
La première d’entre elles pose la question du modèle. Certes, s’arc-bouter aujourd’hui sur la nécessité de savoir coûte que coûte (et il en coûte souvent beaucoup) « ce que ça représente » va probablement à l’encontre des acquis de l’histoire de l’abstraction, voire de toute la modernité. Mais les faits sont têtus. Force est de reconnaître que tout regardeur, quel qu’il soit, se pose cette question devant une œuvre plastique dont le sens lui échappe, et il n’est pas certain que la naï;veté de la formulation des uns et les précautions linguistiques des autres ne soient pas l’expression d’un même désir inassouvi. Cet appétit boulimique pour l’élucidation et l’identification relève, au moins en partie, d’un effort constant pour amadouer la matérialité brute de l’œuvre. Cet effort ne vise pas, en effet, à éloigner de soi l’obscurité ou le vide sémantique mais, au contraire, à les approcher au plus près, jusqu’à pouvoir les toucher, les manipuler, les modeler, voire les assimiler (au double sens d’une incorporation et d’une intellection).
Mais si l’on se place effectivement du côté de la représentation, de quelle obscurité, de quel vide, de quel éloignement parle-t-on ? En gardant ces catégories à l’esprit, faisons un pas de côté vers des peintures analogues afin d’y chercher quelle image s’y tient. Devant les myriades de trous des œuvres de Dominique De Beir, on ne peut pas ne pas songer aux Concetto Spaziale de Lucio Fontana. L’espace, tel serait donc le non-lieu dispersé que définissent les trous du support ? L’omniprésence du bleu, proclamée par le titre de la série Des bleus partout, quant à elle, évoque irrésistiblement Yves Klein, bien que le peintre du vide ne se réduise pas aux monochromes bleus et que, visuellement, l’œuvre de Dominique De Beir en soit très éloigné. Si Klein a choisi le bleu pour exprimer l’idée de l’infini, c’est d’abord, dit-il, parce que c’est la couleur du ciel. Il ne prétend d’ailleurs pas être le premier à effectuer cette translation : « Je considère comme réel précurseur de la monochromie que je pratique, Giotto, pour ses monochromes bleus d’Assise (appelés découpages du ciel par les historiens d’art mais qui sont bien des fresques monochromes unies) » [Yves Klein, Sur la monochromie, cat., Paris : Centre Geroges Pompidou; Musée national d’Art moderne, 1983, p. 153]. Or, les monochromes de Giotto ne sont pas toujours « unis ». À l’instar de la voûte bleue de la chapelle Scrovegni, ils sont souvent constellés d’un semis régulier d’étoiles. De la même façon que ces fresques de Giotto sont — dans le même temps, le même lieu et le même objet — à la fois une simple ornementation de l’architecture, une représentation du ciel et une présentification de Dieu, les cartons perforés de Dominique De Beir sont simultanément des surfaces constellées de trous et, bien que ce rapport de représentation ne soit pas une identité, des concrétions d’étoiles. Certes, la couleur bleue, chez Dominique De Beir, est réduite à la portion congrue, une trace un soupçon. Mais si le ciel est infini, il n’a pas non plus d’étendue, nous dit Aristote. Une fresque de quinze mètres carrés n’est pas plus proche de l’infini céleste qu’un point bleu. Celui-ci peut dès lors se présenter légitimement comme la figure aporétique d’un « morceau d’infini ».
(…)
Les trous qui minent ces surfaces agissent comme des trous noirs qui engloutissent toutes les catégories par lesquelles nous pensons le tableau. Le continuum de la sacro-sainte surface plane est crevé. Toute représentation, toute forme, toute image sont gobées. La couleur elle-même a déserté ce plan grêlé… Si l’on se penche sur ces ouvertures, si on ne regarde donc plus la surface mais ce qui passe à travers, on y voit disparaître — vrillés et enfoncés — les reliquats de la couleur : des brins bleus, des taches, des fragments de papier carbone, quelques traces rouges… Entre les trous, le carton est brut, ocre et nu.
Ces objets n’ont donc rien du tableau et pourtant, on sent bien, on voit bien (jusque dans le refus de vision qu’ils nous opposent) qu’ils entretiennent un rapport de parenté avec le tableau et la peinture. Le refus de céder à l’image, à la séduction, à la matière, à Ia pataugeoire de la peinturlure, fait qu’ils ne se proposent pas comme une déclinaison, une possibilité de plus d’une peinture de plus. Au contraire, ils s’imposent comme l’impossibilité de la peinture : plutôt qu’une autre peinture, l’autre de la peinture. Car, en dépit de ce lien de parenté avec la peinture que nous évoquions, ils maintiennent jalousement leur indépendance, voire leur étrangeté. La rusticité de leur fabrication et de leur présentation fait qu’ils restent toujours et avant tout des cartons d’emballage. La stratégie n’est donc même pas celle de la récupération, du collage, de la dignité retrouvée au moyen de l’adoubement artistique.
(Texte publié avec l’aimable autorisation de la Galerie municipale Édouard Manet)