Lorsque l’on entre dans la salle, la table est mise. Le regard est attiré par un assemblage d’objets en tout genre disposé avec soin sur une grande table. Un aspirateur des années soixante-dix, une pyramide d’oranges, trois coquetiers parfaitement alignés, une bougie et son chandelier, une brosse, quelques saladiers, une chaise, une corbeille à papier… Le décor, plus proche d’une nature morte ou d’une installation plastique que d’un véritable intérieur, est habité par cinq garçons disposés autour de ces objets. Ils nous regardent, nous attendent et se préparent.
Pour que le plateau devienne scène, pour que le spectacle commence, deux d’entre eux défont progressivement le bel agencement. L’envol domestique annoncé par le titre viendra de ces multiples déconstructions, déplacements, remplacements ; ainsi tout au long de la pièce, les contours seront mouvants et les situations changeantes, transformistes.
Domestic Flight s’ouvre par vingt minutes d’une conférence de Gayle Rubin. La théoricienne activiste embrasse son assistante et commence son exposé, « La hiérarchie sexuelle, un combat pour la redéfinition des frontières. Ou la sexualité expliquée à ma fille ». Arnaud Saury campe une intervenante autoritaire, folle et électrique qui s’agite, s’épuise, perd le fil de sa présentation. Elle/il utilise un tableau élaboré par la vraie Gayle Rubin : l’intégration du sexe dans la société, du sexe bon, « les couples hétérosexuels mariés » au sexe mauvais, « les prostitués, les SM, les fétichistes, les gérontophiles ». Cette démonstration devient hilarante et affirme le corps comme construction culturelle. Cette utilisation de l’humour au plus près du politique, du rire tonitruant pendant la bataille donne à l’ensemble un ton singulier et plutôt brillant.
La pièce tout entière résonne de la dissolution des frontières grâce aux transformations et déformations physiques du corps, du son et des mots en étroite complicité avec une scénographie malléable. Pendant près d’une heure et demie se succèdent des tableaux animés dont certains persistent bien après la représentation : scène de buanderie chaotique qui s’achève par la création d’un individu difforme et menaçant, scène de plongeons et de postures, phrase dansée d’une création d’Anne Teresa De Keersmaeker ou déambulations erratiques d’un être nu dissimulé derrière ses cheveux. Avant de quitter la salle, nous aurons droit à une relecture tordante des Quatre Filles du Docteur March, adoptées par une Miss Gordon déjantée et architecte. Â
Domestic Flight questionne l’architecture intérieure de chacun, les diverses manières de vivre ensemble, de regarder les objets quotidiens, de tisser du lien entre dedans et dehors, soi et les autres. Politique et irrévérencieuse, tendue et errante, la pièce de Christophe Haleb épuise tant elle donne à voir et à penser.
20h30, La Zouze – Compagnie Christophe Haleb
— Musique et jeu : Alexandre Maillard
— Décor : Gaël Rodier et Christophe Haleb
— Lumière : Alexandre Lebrun
— Régie : Romain Combet
— Avec Mathieu Despoisse, Elie Hay, Christophe le Blay et Arnaud Saury