Les tableaux réalisés par Audrey Nervi se déploient au rythme de voyages par lesquels elle prend conscience d’une réalité autre et dont elle photographie les aspects qui la touchent ou la frappent. Cette mise en mouvement du corps et du regard est présentée par l’artiste, se disant « incapable de peindre » à partir de ce qu’elle voit dans son environnement proche, comme le moteur essentiel de son travail, la condition d’une ouverture à l’autre qui stimule cet acte de peindre.
De retour à son atelier parisien, elle se réapproprie ces clichés pris à la hâte en les assemblant ou les recadrant, puis en les peignant de manière minutieuse, avec une grande attention portée aux détails.
Au-delà de leur caractère évident de reportage, ces tableaux rendent surtout sensible un regard, un point de vue sur les choses et le monde qui dépasse les clivages de l’objectif et du subjectif, de l’engagé et de l’intime. La tonalité des peintures effectuées à son retour d’Inde privilégie les lumières d’un gris neutre, une palette de couleurs sourdes et sensuelles.
Bien que réalistes, elles ne correspondent guère à cette idée de « couleur locale », si chère à Delacroix de retour de ses voyages. Leur intensité est retenue, le jeu des contrastes atténué. Le simulacre de flou photographique donne parfois l’impression d’une mise au point en train de se faire et rend sensible la question de la distance à tenir avec l’objet.
Audrey Nervi n’est jamais fascinée, elle opère au contraire des coupes dans le réel, fragmente et isole des objets qu’elle prélève en raison de leur fort pouvoir d’évocation : pompe à essence au design arrogant sur laquelle est écrit en majuscules « Power », vélo adossé contre une palissade, recouvert de jerrican d’eau en plastique, évocation d’une situation de pénurie où l’eau potable se rationne et se vend comme une denrée rare… Ces fragments qui opèrent aussi comme des zoom articulent en un même temps ces mouvements d’appropriation et de mise à distance par lesquels l’image se constitue. C’est ce qui rend par exemple si dynamique ce tableau dont la composition retient une femme allongée contre un mur, dans une rue de Calcutta, à côté de laquelle se trouve une flaque d’eau.
Son titre, Oasis, peut paraître ironique si l’on songe un instant à la densité bien connue de cette ville, mais aussi poétique, évoquant le moment de répit que prend le personnage, par cette mise entre parenthèses du monde extérieur qu’autorise le sommeil. Le regard posé sur cette scène de rue est critique mais entre également comme en empathie avec le modèle. Cette forme de générosité caractérise aussi la tonalité des travaux d’Audrey Nervi pour qui « le sujet est aussi important que la forme », son « moteur à 50% au moins ».
Lorsqu’aucun personnage n’est représenté, ce qui est le cas pour beaucoup de tableaux, la vision se concentre sur des objets évocateurs, mis en scène en de micros natures mortes qui prennent sens sur un fond de réalité politique et sociale.
La série « Marche ou Crève » qui alterne les petites compositions isolant une vieille tongue en plastique usée s’enfonçant dans le sable et un cadavre de rat en décomposition frappe par le décalage entre sa forme minimale et l’éloquence de son message, articulant différents niveaux de lecture qui en densifient la signification. Si elle renvoie aussi bien à des considérations d’ordre écologique que sanitaire, une réflexion plus existentielle travaille également ces vanités contemporaines. Des objets triviaux ou abjects ont remplacé les traditionnelles, et si esthétiques, bougies et têtes de mort pour un constat plus brutal, ancré dans cette « situation pourrie » qui gangrène un pays comme l’Inde. « Droit dans le mur », titre d’une autre série, n’est guère plus optimiste. Mais parce que ces tableaux mettent à l’écart une réalité qui serait trop factuelle pour privilégier le point de vue décalé, tout pathos est évacué. La recherche d’une expression qui soit juste, leur mélange de sentiment et de lucidité en font plutôt des propositions profondément humanistes.
Audrey Nervi
— Série « Allô ! La terre ? » (n°3), 2004. Huile sur toile. 55 x 33 cm.
— Puces n°2, 2004. Huile sur toile. 55 x 33 cm.
— Vachiste n°1, 2004. Huile sur toile. 55 x 45 cm.
— Varanasi Kids’s, 2004. Huile sur toile. 50 x 85 cm.
— War Game, 2004. Huile sur toile. 140 x 100 cm.
— Panzon, 2004. Huile sur toile. 52 x 36 cm.
— Je t’aime, 2004. Huile sur toile. 52 x 36 cm.
— Série « Marche ou crève » (n° 1,2,3,4,5,6), 2004. Huile sur toile. 29 x 18 cm.
— Zoo, 2004. Huile sur toile. 39 x 23 cm.
— Sacré, 2004. Huile sur toile. 80 x 55 cm.
— Test Leste, 2004. Huile sur toile. 80 x 55 cm.
— Ejoumalé l’Intouchable, 2004. Huile sur toile. 80 x 55 cm.
— Oasis, 2004. Huile sur toile. 80 x 55 cm.
— Star hotel, 2004. Huile sur toile. 100 x 83 cm.
— Série « Droit dans le mur » (n° 1, 2, 3), 2004. Huile sur toile. 35 x 35 cm.
— Lover point, 2004. Huile sur toile. 100 x 83 cm.
— Série « Do you remember me ? », 2004. 36 aquarelles sur calques. 185 x 133 cm.